Le lait de la colère : la nourrice criminelle dans la dramaturgie des récits de guerre civile (De la Guerre des Juifs aux Tragiques)

DOI : 10.54563/eugesta.614

Résumé

Au livre VI de la Guerre des Juifs, Flavius Josèphe rapporte un événement tragique survenu durant le siège de Jérusalem par les troupes de Titus en 70 après Jésus-Christ. A bout de ressources et d’espoir, une mère commet « un acte qui n’a d’équivalent ni dans les récits des Grecs ni dans ceux des barbares, aussi épouvantable à raconter qu’incroyable à entendre », comme le précise l’historiographe juif. Cette femme tue et fait rôtir son enfant encore au sein, tant pour assouvir sa faim que pour donner libre cours à sa colère et à son affliction. Ce récit tissé de références bibliques et antiques a connu une fortune considérable qui accompagne et souvent dépasse celle, pourtant immense, de l’œuvre dont elle est issue.

La concomitance du lien nourricier de l’allaitement et du cannibalisme, ou plus précisément de la tecnophagie, pousse à sa limite ultime le lieu commun qui fait des mères et des nourrissons des icônes victimaires de la violence de guerre. Notre analyse porte sur les usages politiques et poétiques que font de ce récit les auteurs qui s’en emparent, à savoir Flavius Josèphe lui-même et Agrippa d’Aubigné dans ses Tragiques, mais aussi les compilateurs des réécritures vernaculaires médiévales de la prise de Jérusalem, connues sous le titre de Vengeance Nostre Seigneur. Cette anecdote funèbre, loin de se résumer à une simple condamnation des crimes de guerre, place le travail de la reproduction et la vulnérabilité que celui-ci génère au cœur d’un dispositif signifiant qui bouleverse les dichotomies de genre et fait de la mère criminelle un témoin impliqué, voir un acteur décisif des désastres civiques.

Plan

Texte

Téter un sein vide : icône visuelle et scénographie funèbre

Qui n’a en tête quelque photo de presse destinée à documenter un épisode de famine et montrant un enfant décharné cherchant le sein vide et flasque d’une mère exténuée ? Ce groupe fait image lorsqu’il s’agit de dire les souffrances de la faim et la mort imminente qui menace des populations privées de tout moyen de subsistance. La détresse des enfants et de leurs mères offre un outil de communication tout trouvé lorsqu’il s’agit de solliciter la générosité ou de susciter l’indignation. La faim n’a pas de sexe, mais sa représentation s’identifie à un genre, ou plutôt à un rôle social stéréotypé. L’exhibition de la vulnérabilité se décline sur le mode maternel.

Mais, s’il s’inscrit aisément dans un pathos de victimisation, le couple formé par la mère et l’enfant mourant d’inanition est aussi susceptible de mobiliser des représentations autrement complexes. Le défaut de nourriture est évoqué indirectement par les corps amaigris, mais aussi directement, par la rupture d’un lien nourricier fourni par l’allaitement et inscrit, de ce fait même, dans la physiologie. La disette a tari la source du lait maternel et les corps creusés, consumés, presque consommés par la faim dévoilent une sorte de brouillage des distinctions dans le processus alimentaire. Sous l’effet du manque, une dramaturgie s’organise autour du corps maternel. Elle inverse le cycle de la vie et bouleverse la logique nourricière en la poussant à ses limites. L’inanition de la mère condamne l’enfant à la mort, la faim de l’enfant exténue la mère. Le couple des victimes se trouve ainsi enfermé dans un cercle infernal qui accable chacun ou chacune du poids de la mort de l’autre. La faim tisse un lien intime et hautement problématique entre poitrine et nourriture, entre souci de soi et soin des autres.

Certaines œuvres s’appliquent à traduire cette aporie existentielle dont la survie est l’enjeu. C’est du moins le sentiment que donne le mémorial de la grande famine qui a décimé l’Irlande au milieu du XIXe siècle. Sur le Custom House Quay à Dublin, le sculpteur Dowan Gillespie a planté des figures faméliques et spectrales, qui déambulent, hagardes, en serrant contre leur sein des paquets informes dont on ne sait trop s’il s’agit du corps de leurs enfants ou d’un ultime quignon de pain, mais qui assurément représentent leur bien le plus cher.

C’est à ce lieu commun tragique et puissant qui interroge les limites de l’humain, que nous souhaitons consacrer la présente étude. Il va sans dire que ce topos ne date pas d’hier et qu’il intéresse un très vaste corpus de textes et d’images. En nous penchant sur le célèbre cas de cannibalisme d’une mère sur son très jeune enfant que l’on trouve sous la plume de Flavius Josèphe dans La Guerre des Juifs (VI, 199-216), nous tenterons de rendre compte de la valeur opératoire d’un lieu commun qui, dans les mondes anciens et médiévaux, appartient surtout à une tradition littéraire hantée par la violence guerrière. Notre analyse s’intéresse au texte de Flavius Josèphe, mais aussi à sa réception au moyen âge et au XVIe siècle. Elle porte sur les réécritures vernaculaires médiévales du récit de la destruction de Jérusalem en 70 après J.-C. et sur la référence qui est faite à cet épisode dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. En faisant du sein nourricier la sépulture1 d’une progéniture naguère choyée, la mère cannibale et, avec elle, les auteurs qui retracent ses souffrances et son crime, démontrent bien plus que la défaite privée de l’amour maternel. La violence n’agit pas seulement sur des corps singuliers : la perturbation de l’ordre de la génération devient une allégorie de la déchéance civile. Notre propos, cependant, va au-delà de cet usage rhétorique : nous aimerions montrer comment la figure de la nourrice affamée rend compte d’une écriture du désastre. La mobilisation du motif du repas tecnophage2 affecte, dans le contexte tragique et apocalyptique qui caractérise les œuvres étudiées, la mise en scène des rapports de l’auteur à une œuvre « née dans le tombeau »3. Ailleurs, elle reflète le trouble qu’instaure dans la dynamique narrative une tradition textuelle qui s’élabore à contresens de ses sources. Pour les besoins de cette démonstration, notre commentaire renonce à présenter les textes par ordre chronologique. Nous aborderons ces diverses sollicitations de la figure de la nourrice affamée en allant de la plus simple à la plus complexe, en commençant par Agrippa d’Aubigné pour aborder ensuite le cas de Flavius Josèphe et terminer par les versions françaises médiévales de la Vengeance Nostre Seigneur.

« Ton sang retournera où tu as pris le lait » : la matrice criminelle de la guerre civile (Agrippa d’Aubigné)

Les versions latines de la Guerre des Juifs, qui remontent au IVe s. de notre ère, sont reprises et inlassablement citées dans les histoires ecclésiastiques et les sommes historiques et didactiques médiévales4. La prise de Jérusalem joue en effet un rôle déterminant dans la compréhension chrétienne du déroulement de l’histoire sainte. Les prédictions sur le sort de la cité, attribuées à Jésus Christ dans les évangiles synoptiques, notamment chez Luc (19, 41-44 ; 21, 20-24 ; 23, 28-31)5, nourrissent une vision providentialiste des douloureux événements qui ont marqué l’histoire de la cité sainte au Ier siècle de notre ère. Titus et Vespasien apparaissent comme les exécuteurs d’un plan divin visant à la punition du peuple considéré comme déicide. La portée du récit de Flavius Josèphe s’en trouve considérablement modifiée, au prix d’une « ironie tragique »6, puisque l’historien juif entend donner à voir sur un mode pathétique les souffrances de Jérusalem pour les imputer aux seuls zélotes fanatiques, rebelles à la puissance romaine. Si l’historiographie médiévale accorde une importance déterminante à ce récit, celui-ci retentit également dans la tradition littéraire de fiction. Les grandes sommes romanesques consacrées à la légende du Graal font remonter l’origine de la relique apocryphe de la Passion à une intrigue dont Joseph d’Arimathie est le héros et qui inclut l’expédition romaine à Jérusalem.

Mais l’œuvre de Flavius Josèphe représente aussi une référence incontournable pour toute description de guerre civile. Elle a servi longtemps de modèle aux écrivains qui cherchent à rendre compte des traumatismes causés par des séditions internes. En faisant mémoire des guerres de religion, Agrippa d’Aubigné s’inscrit délibérément dans cette tradition. Dans le septième et dernier livre, Jugement, il compare Paris à la Jérusalem du premier siècle, assiégée par Titus et livrée, selon l’analyse qu’en fait Flavius, aux luttes internes de factions juives opposées. Sur un ton prophétique, il dénonce les ligueurs « mutins » et « boutefeux » qui, durant le siège de Paris par les troupes d’Henri IV (1590-93), tyrannisèrent les parisiens modérés (voir Tragiques, VII, v. 251-286)7. Mêlant sa voix à la parole divine, le poète huguenot s’adresse à la capitale française pour condamner les exactions commises par les rebelles. II trace une claire analogie entre l’extrémisme du parti catholique et celui des zélotes du Ier siècle :

Comme en Hierusalem diverses factions
Doubleront par les tiens tes persécutions,
Comme en Hierusalem de tes portes rebelles
Tes mutins te feront prisons et citadelles ;
Ainsi qu’en elle encor tes bourgeois affolez,
Tes boute-feux prendront le faux nom de zélez. (Livre VII, Jugements, v. 273-278).

Le sort misérable des victimes de conflits fratricides trouve, comme il se doit, son expression dans la description des souffrances enfantines (VII, 262-265). Le grand tableau qui ouvre le premier livre des Tragiques, Misères, dépeint la France sous les traits d’une mère cruelle et déchirée nourrissant ses jumeaux fratricides (I, v. 89-110) :

[O France desolee] [...]
Sur ton pis blanchissant ta race se debat,
Et le fruict de ton flanc, fait le champ du combat. (I, v. 89 ; 95-96).

Lorsque le poète, témoin à Montmoreau des violences et de la famine, termine son récit en rapportant l’agonie d’une « mère asséchée » dont le corps « retrait » n’a « point de lait aux mammelles / mais des peaux sans humeur », il voit en elle « de la France qui meurt [...], un autre portrait » (I, v. 414-424)8. La topique alimentaire est au centre de ce pathétique de la maternité défaite, elle circule avec insistance dans le livre, opposant, comme on l’a dit souvent, le lait au sang. Ainsi une ville en ruine peut-elle prendre l’apparence du cadavre d’une nourrice. Le contraste entre les fluides sanguins et lactés est souligné par la chute abrupte de la phrase que provoque l’enjambement :

Quand le tyran s’esgaie en la ville qu’il entre,
La ville est un corps mort, il passe sur son ventre
Et ce n’est plus du laict qu’elle prodigue en l’air,
C’est du sang. (I, v. 585-588).

Des enfants qui se disputent le lait maternel, des mères exsangues dont les seins taris ont cessé de dispenser leur liqueur nourricière, des nourrices assassinées : le poème souligne avec insistance le contraste entre l’œuvre de mort des belligérants et la fonction maternelle.

Cette évocation du sein vide apparaît déjà chez Flavius Josèphe, mais elle surgit aussi sous la plume des auteurs contemporains de la guerre de Cent Ans, notamment lorsqu’il s’agit de dénoncer les épisodes de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons qui ensanglanta le règne de Charles VI. Christine de Pizan y a recours lorsque, s’adressant à la reine Isabeau de Bavière, elle cherche à inciter la souveraine à s’engager en faveur d’un accord de paix :

Helas, et qu’il convenist que le pouvre pueple comparast le pechié dont il est innocent ! Et que les povres petiz alaittans et enfans criassent apres leurs lasses de meres vesves et adoloues, mourans de faim et elles, desuées de leurs biens, n’eussent de quoy les appaiser, lesquelles voix, comme racontent en pluseurs lieux les Escriptures, percent les cieulx par pitié devant Dieu juste, et attrayent vengence sur ceulz qui en sont cause ! (Christine de Pizan, Epistre à la reine, l. 101-115)9.

Hélas ! Verra-t-on notre pauvre peuple payer pour des crimes dont il est innocent ? Verra-t-on les pauvres nourrissons et les petits enfants mourant de faim pleurer auprès de leurs mères endeuillées dans leur veuvage et, ayant perdu tous leurs biens, incapables de soulager leurs souffrances [littéralement : n’ayant de quoi les apaiser] ? Mais comme on le voit dans plusieurs passages de la sainte Ecriture, la clameur de l’innocence qui perce les cieux pour monter jusqu’au Dieu de Miséricorde fait retomber la vengeance divine sur les coupables10.

Comme le signale Christine, la puissance suggestive de ce lieu commun du pathétique est renforcée par sa dimension sonore : les cris des tout-petits mourant de faim en appellent à la pitié divine. La voix des victimes reprend une lamentation qui se fait déjà entendre dans les sources scripturaires et ces références servent d’étayage à l’élaboration d’une protestation qui prend une dimension prophétique.

A la fin du XVe s., Jean Molinet utilise lui aussi ce motif pour décrire la Justice et le Petit Peuple, victimes de la tyrannie. Il représente ses allégories comme un couple formé par un petit enfant affamé et sa mère :

[Je vis] une jeusne dame [...] gisant comme pasmee, a demy morte et durement foullee, eschevellee et despoullie de ses nobles atours et auprès d’elle un petit enfant de l’eage de deux ans, criant angoisseusement, plongiet en lermes, oppressé de famine querant les tetins de sa mere pour y trouver sa nourriture [...]. L’enfant moult haut crioit par destresse de faim, la mere se taisoit par traveil inhumain, l’enfant queroit sa vie ou sain de sa nourice, la mere queroit mort et derrenier supplice, l’enfant plourant succhoit une wide mamelle et la mere enduroit plaine doleur mortelle. Jean Molinet, La Ressource du petit peuple (Allégorie de la Justice et du Petit peuple)11.

[Je vis] une jeune dame [...] gisant comme pâmée, à demi morte et durement malmenée, les cheveux défaits, dépouillée de ses beaux vêtements et auprès d’elle un petit enfant de l’âge de deux ans, criant d’angoisse, pleurant à chaudes larmes, oppressé par la famine, cherchant le sein de sa mère pour y trouver sa nourriture [...]. L’enfant criait à pleine voix à cause des tourments de la faim, la mère se taisait sous l’effet d’une souffrance inhumaine, l’enfant cherchait sa vie au sein de sa nourrice, la mère cherchait la mort et les derniers supplices, l’enfant tétait une mamelle vide et la mère endurait une douleur mortelle. (trad. pers.)

Agrippa d’Aubigné, quant à lui, pour compléter l’horreur de ces tableaux, rapporte le geste désespéré d’une mère infanticide et cannibale, que la faim pousse à tuer et manger son propre enfant. Il porte à son comble le portrait d’une société divisée contre elle-même en ramenant en un même point don de la vie et pulsion meurtrière. Jean de Léry et Simon Goulart signalent eux aussi des repas d’enfants dus à l’extrême nécessité12. Or aucun de ces auteurs ne fait mystère de la référence antique qui gouverne cette évocation macabre. Il s’agit du récit par Flavius Josèphe d’un cas de tecnophagie rapporté lors du siège de Jérusalem (La Guerre des Juifs, livre VI, 199-219)13. La relation d’une action aussi repoussante exige une attestation de vérité qui prend appui sur l’incrédulité suscité par la lecture des faits anciens, jugés jusque-là hautement improbables :

Cett’ horreur que tout œil en lisant a doubté,
Dont noz sens dementoient la vraye antiquité,
Cette rage s’est veüe, et les meres non meres
Nous ont de leurs forfaicts pour tesmoings oculaires :
C’est en ces sieges lents, ces sieges sans pitié,
Que des seins plus aymants, s’envole l’amitié. (I, v. 495-500).

Ce récit, long et poignant14, vient clore l’évocation des atrocités de la guerre civile et de la famine. Il en constitue l’acmé. La description de la mère se nourrissant de son enfant porte à son comble l’attestation du déni d’humanité dont la maternité suppliciée est l’emblème. Elle répond en l’inversant à la peinture de la France féconde outragée par ses enfants. Elle met en évidence la force du lien affectif qui subsiste entre la mère et l’enfant et s’attarde sur les efforts nécessaires pour les défaire, pour les inverser, pour faire de la « main bien-aimée » (v. 514) celle d’une « bourrelle impitoyable » (v. 518). A cette occasion, le texte propose un saisissant jeu de miroir entre le mouvement psychique par lequel la « mere [défait], pitoyable et farouche / les liens de pitié » (v. 505-506) « tout cela [qui] se détord et se démêle ensemble » (I, 510) et les gestes maternels qui ont pour fonction de délier et débander le corps de l’enfant emmailloté :

La mere du berceau son cher enfant deslie ;
L’enfant qu’on desbandoit autres-fois pour sa vie,
Se desveloppe icy par les barbares doigts
Qui s’en vont destacher de nature les loix. (I, v. 501-504).

De même, la référence à l’allaitement vient dramatiser la négation de la génération que produit la transformation du nourrisson en nourriture. L’enfant « qui pense encore aller tirer en vain / les peaux de la mamelle » (I, 511-512) est mis à mort dans le moment où il cherche à téter. La présence textuelle du corps de la mère est intense et elle traduit l’altération des rôles en présentant une sorte de confusion de l’anatomie. Le ventre de la mère est tantôt le siège de ses sentiments (« les entrailles d’amour »), tantôt celui de sa faim, tantôt l’organe de la reproduction. Le « sein » notamment désigne la poitrine aussi bien que le ventre, organes digestifs et reproducteurs confondus :

La mere [...]
Convoitte dans son sein la creature aimee
Et dit à son enfant (moins mere qu’affamee) 
Rends miserable, rends le corps que je t’ay faict,
Ton sang retournera, où tu as pris le laict,
Au sein qui t’allaictoit r’entre contre nature,
Ce sein qui t’a nourry sera ta sepulture. (v. 521-526).

Le lieu commun de la maternité suppliciée atteint ici une sorte d’aboutissement paradoxal, particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de rendre témoignage du délitement du corps politique. La résorption criminelle du corps de l’enfant dans celui de la mère témoigne d’un outrage incommensurable qui condamne l’œuvre même de la génération. Le tableau saisissant brossé par Agrippa d’Aubigné propose, à partir de ce récit révulsant, une analyse des effets de la guerre civile. Ce n’est pas tant la violence des forfaits commis à l’encontre des victimes qui suscite l’effroi que la terrible contagion de la faute. Le récit se clôt sur l’inculpation de la victime féminine dans le non-sens d’un ordre symbolique perverti :

Le sens, l’humanité, le cœur esmeu qui tremble,
Tout cela se destord et se desmesle ensemble
[...] La mere [...]
Convoitte dans son sein la creature aimee
[...] De sa levre ternie il sort des feux ardans
Elle n’appreste plus les lèvres, mais les dents,
Et des baisers changez en avides morsures. (I, v. 509-510 ; 519-521 ; 535-537).

Ces images font du corps maternel le lieu ultime où se résument les effets aveugles d’une violence humaine qui finit par contaminer les victimes elles-mêmes. Sans méconnaître l’horizon apocalyptique du passage (Bernard (2012)), il nous paraît important d’insister ici sur le fait que cette description offre également, sur un plan plus temporel et politique, une analyse fine d’une contagion meurtrière. Tout en mobilisant la figure de la mère pour en faire une allégorie de la patrie suppliciée, les Tragiques sollicitent, en la féminisant, la métaphore d’un corps politique entré en rébellion. En superposant ces deux systèmes symboliques, le texte concentre dans le corps maternel la figuration conjointe des effets et des causes du crime pour les confondre dans une même fureur destructrice. Les forfaits des bourreaux ont raison de toute innocence.

Trahison et tecnophagie : Flavius et Marie, ou le sacrifice inexpiable

Le De bello judaico de Flavius Josèphe, qui sert ici de modèle à Agrippa d’Aubigné, fait le récit d’un siège atroce, mais aussi d’une guerre civile sans pitié et ne manque pas de solliciter le lieu commun de la dissolution des liens de parenté sous l’effet de la famine. La figure de la mère allaitante prend place au centre de ce tableau15 :

γυναῖκες γοῦν ἀνδρῶν καὶ παῖδες πατέρων, καὶ τὸ οἰκτρότατον, μητέρες νηπίων ἐξήρπαζον ἐξ αὐτῶν τῶν στομάτων τὰς τροφάς, καὶ τῶν φιλτάτων ἐν χερσὶ μαραινομένων οὐκ ἦν φειδὼ τοὺς τοῦ ζῆν ἀφελέσθαι σταλαγμούς. (V, 430).

C’est ainsi que des femmes arrachaient la nourriture de la bouche de leurs maris, des fils celle de leurs pères et, chose la plus pitoyable de toutes, des mères à leurs tout-petits, et elles n’hésitaient pas, tandis que leurs chéris se flétrissaient dans leurs bras à les priver des gouttes vivifiantes16.

Mais le récit de cannibalisme maternel prend ici une tonalité plus troublante encore que chez le chef de guerre protestant. Il s’inscrit dans le dénouement de la tragédie qui se joue entre les insurgés juifs et l’armée romaine, comme une sorte de marqueur de la catastrophe17 :

Γυνή τις τῶν ὑπὲρ τὸν Ἰορδάνην κατοικούντων, Μαρία τοὔνομα, πατρὸς Ἐλεαζάρου, κώμης Βηθεζουβᾶ, σημαίνει δὲ τοῦτο οἶκος ὑσσώπου, διὰ γένος καὶ πλοῦτον ἐπίσημος, μετὰ τοῦ λοιποῦ πλήθους εἰς τὰ Ἱεροσόλυμα καταφυγοῦσα συνεπολιορκεῖτο [...] ἐπὶ τὴν φύσιν ἐχώρει, καὶ τὸ τέκνον, ἦν δὲ αὐτῇ παῖς ὑπομάστιος, ἁρπασαμένη [...] κτείνει τὸν υἱόν, ἔπειτ’ ὀπτήσασα τὸ μὲν ἥμισυ κατεσθίει, τὸ δὲ λοιπὸν κατακαλύψασα ἐφύλαττεν. (VI, 201, 204-205, 208).

Parmi les gens qui habitaient au-delà du Jourdain, il y avait une femme nommée Marie, dont le père s’appelait Eléazar. Elle était du bourg de Bethézuba (ce qui signifie : maison de l’hysope), issue d’une bonne famille et riche ; elle s’était réfugiée à Jérusalem avec le reste du peuple et s’était trouvée prise par le siège [...]. Elle en vint à un acte contre nature et saisissant son enfant, qui était encore au sein [...], elle [le] tue, le fait rôtir, en mange une moitié et conserve l’autre bien enveloppée.

Plusieurs études ont été consacrées à la représentation des personnages féminins chez Flavius Josèphe. Toutes soulignent que l’auteur est un homme de son temps et que son œuvre véhicule les stéréotypes négatifs du féminin caractéristiques des sociétés antiques, et plus particulièrement de la culture hellénistique18. Mais cette constatation générale mérite d’être problématisée si l’on considère attentivement, comme nous tenterons de le faire ici, la manière dont est construit et agencé le motif de la mère cannibale qui occupe à notre sens une position symbolique tout à fait atypique dans la galerie des personnages féminins de Josèphe.

Le rôle des figures féminines dans le récit du siège n’a rien de bien surprenant. Leur présence est évoquée lorsqu’il s’agit de mettre en évidence les souffrances des victimes du conflit. Le récit qui nous intéresse ne fait pas exception :

ταύτης τὴν μὲν ἄλλην κτῆσιν οἱ τύραννοι διήρπασαν, ὅσην ἐκ τῆς Περαίας ἀνασκευασαμένη μετήνεγκεν εἰς τὴν πόλιν, τὰ δὲ λείψανα τῶν κειμηλίων καὶ εἴ τι τροφῆς ἐπινοηθείη καθ’ ἡμέραν εἰσπηδῶντες ἥρπαζον οἱ δορυφόροι. (VI, 202).

Les tyrans avaient pillé tous les biens qu’elle avait rassemblés et amenés avec elle de Pérée dans la ville ; les objets précieux qui pouvaient lui rester et la nourriture qu’elle avait pu se procurer lui étaient ravis par leurs satellites au cours de leurs descentes quotidiennes.

Flavius Josèphe ne manque pas de mettre en évidence le rôle maternel des femmes. Le septième et dernier livre culmine avec le récit macabre du suicide collectif des combattants de Masada que notre auteur a contribué à rendre célèbre. Contre toute attente, un petit groupe de survivants, formé par deux femmes et cinq bambins, parvient à s’échapper :

καὶ οἱ μὲν ἐτεθνήκεσαν ὑπειληφότες οὐδὲν ἔχον ψυχὴν ὑποχείριον ἐξ αὑτῶν Ῥωμαίοις καταλιπεῖν, ἔλαθεν δὲ γυνὴ πρεσβῦτις καὶ συγγενὴς ἑτέρα τις Ἐλεαζάρου, φρονήσει καὶ παιδείᾳ πλεῖστον γυναικῶν διαφέρουσα, καὶ πέντε παιδία τοῖς ὑπονόμοις, οἳ ποτὸν ἦγον ὕδωρ διὰ γῆς, ἐγκατακρυβῆναι τῶν ἄλλων πρὸς τῇ σφαγῇ τὰς διανοίας ἐχόντων. (VII, 398-399).

Ils [les combattants de Masada] moururent convaincus qu’ils ne laissaient derrière eux âme qui vive pouvant tomber aux mains des Romains ; mais une femme âgée et une autre, parente d’Eléazar, très au-dessus de la plupart des femmes par son intelligence et sa culture, se cachèrent, à l’insu des Sicaires, avec cinq tout jeunes enfants, dans les aqueducs souterrains, tandis que leur attention était entièrement absorbée par les égorgements.

Ainsi, malgré l’anéantissement volontaire des combattants, ce reste féminin et puéril – mais sage et éduqué – peut rendre témoignage du drame. La présence de ces survivants est frappante, si l’on songe au parallèle que le récit du suicide collectif de Massada offre avec un épisode clé de la biographie de Flavius Josèphe, à savoir l’issue cruelle du siège de Jotapata (Livre III, 340-408). Josèphe en effet est lui aussi le rescapé d’un suicide collectif et, après avoir sauvé sa vie, le gouverneur de Palestine se rend au vainqueur et passe dans le camp des romains. Dans la biographie qu’elle a consacrée à Josèphe, Mireille Hadas-Lebel signale que chacun de ces deux épisodes de la Guerre est ponctué par un discours qui porte sur la pertinence et la valeur morale du suicide des assiégés19. Le premier, mis dans la bouche de Josèphe lui-même (III, 361-382) a pour objectif de détourner les vaincus de leur projet suicidaire alors que le second (VII, 323-388), prononcé par le sicaire Eléazar, est au contraire un morceau d’éloquence destiné à mettre en valeur la dignité du choix d’une mort volontaire lorsqu’on la compare à l’horreur des massacres et du pillage qui accompagneront la prise de la citadelle et à l’anéantissement dans l’esclavage. Par-delà les prouesses rhétoriques qu’elles exigent, ces deux exhortations symétriques et contradictoires illustrent bien la position intenable de l’auteur de la Guerre des juifs : traître et survivant, il s’attache à rejeter la faute de la chute de Jérusalem sur les meneurs de la révolte juive, minée par ses dissensions internes. Mais dans le même temps, il s’efforce de construire un monument littéraire à la mémoire du peuple juif et de son héroïsme20.

L’épisode de la mère cannibale s’inscrit dans cette dramaturgie et la conduit à son acmé. Remarquons pour commencer que, pour faire du motif de la mère dévorant son nourrisson l’emblème de la destruction de la ville, Flavius Josèphe mobilise sa culture biblique. Le Deutéronome et le second Livre des Rois21 (qui raconte le siège de Samarie) lui servent de sources, ainsi que les Lamentations de Jérémie, aux chapitres 2 et 4. Pour le prophète de l’exil, la mort des nourrissons et la faim dévorante des mères est un signe annonciateur de la fin prochaine de Jérusalem22 :

Lam 2, 20 : Vois, seigneur qui tu traites ainsi.
Si des femmes mangent leurs fruits, des bambins bien formés !

Lam, 4, 3 : Même chez les chacals on donne à téter, on nourrit ses petits ;
Cette belle qu’est mon peuple devient aussi cruelle que les autruches de la steppe.
De soif, la langue du nourrisson colle à son palais.

[...] 4, 10 : De leurs mains, les femmes faites pour la tendresse font bouillir leurs enfants, elles sont pour eux des vampires, car mon peuple, cette belle, est brisé.

Le travail littéraire et polémique de Josèphe se fonde sur cette veine prophétique et s’appuie sur les souvenirs de la première destruction de Jérusalem et de la déportation à Babylone pour en faire le modèle de la catastrophe du premier siècle après J.-C. Le récit s’ouvre sur une contestation furieuse des crimes de guerre commis par les factions rivales qui, d’après Flavius Josèphe, causent la perte de la cité bien plus sûrement que les assauts des troupes romaines. Marie de Bethézuba, la mère cannibale, « issue d’une bonne famille et riche », tout d’abord victime des rebelles (τύραννοι), incorpore la violence sans borne qui l’accable, la fait sienne et en tire les conséquences ultimes. Le récit insiste sur son désespoir suicidaire, sa rage et sa colère, qui motivent son acte presqu’autant que la faim23 :

δεινὴ δὲ τὸ γύναιον ἀγανάκτησις εἰσῄει, καὶ πολλάκις λοιδοροῦσα καὶ καταρωμένη τοὺς ἅρπαγας ἐφ’ αὑτὴν ἠρέθιζεν. ὡς δ’ οὔτε παροξυνόμενός τις οὔτ’ ἐλεῶν αὐτὴν ἀνῄρει, καὶ τὸ μὲν εὑρεῖν τι σιτίον ἄλλοις ἐκοπία, πανταχόθεν δὲ ἄπορον ἦν ἤδη καὶ τὸ εὑρεῖν, ὁ λιμὸς δὲ διὰ σπλάγχνων καὶ μυελῶν ἐχώρει καὶ τοῦ λιμοῦ μᾶλλον ἐξέκαιον οἱ θυμοί, σύμβουλον λαβοῦσα τὴν ὀργὴν μετὰ τῆς ἀνάγκης ἐπὶ τὴν φύσιν ἐχώρει, καὶ τὸ τέκνον, ἦν δὲ αὐτῇ παῖς ὑπομάστιος, ἁρπασαμένη [...] κτείνει τὸν υἱόν. (VI, 201-202, 204-205, 208).

Cette pauvre femme en était profondément indignée et, injuriant et maudissant ces pillards, elle les excitait contre elle. Mais comme aucun, ni par colère ni par pitié ne l’avait tuée, qu’elle était fatiguée de chercher de la nourriture pour d’autres, que de plus elle voyait que désormais il était impossible d’en trouver où que ce fut, que la faim lui vrillait les entrailles et les moelles, que la colère la brûlait encore plus que la faim, prenant pour conseillers sa rage en même temps que la nécessité, elle en vint à un acte contre nature et, saisissant son enfant, qui était encore au sein [...], elle [le] tue.

La mère qui projette d’inverser l’ordre de la relation nourricière mesure clairement les implications politiques de son geste. Elle ne tue pas sans expliciter son acte par la parole. Le meurtre de l’enfant se justifie par des arguments semblables à ceux qui autorisent le suicide collectif de Massada :

βρέφος, εἶπεν, ἄθλιον, ἐν πολέμῳ καὶ λιμῷ καὶ στάσει τίνι σε τηρήσω; τὰ μὲν παρὰ Ῥωμαίοις δουλεία, κἂν ζήσωμεν ἐπ’ αὐτούς, φθάνει δὲ καὶ δουλείαν ὁ λιμός, οἱ στασιασταὶ δὲ ἀμφοτέρων χαλεπώτεροι. ἴθι, γενοῦ μοι τροφὴ [...] . (VI, 205-207).

« Mon pauvre petit, lui dit-elle, au milieu de la guerre, de la famine et de la sédition, à quoi bon te conserver en vie ? Chez les Romains, c’est l’esclavage qui nous attend, même si nous vivons jusqu’à leur arrivée ; mais la famine prévient l’esclavage et les rebelles sont pires que ces deux calamités réunies. Allons, sois ma nourriture [...] ».

L’enfant dévoré porte témoignage à la postérité des crimes commis contre le peuple de Jérusalem. Flavius Josèphe fait de cette mère révoltée, endeuillée et meurtrière, une femme d’une rare éloquence. Il place dans sa bouche un discours très travaillé, semblable, bien que plus bref, à ceux qu’il prête aux principaux chefs de guerre masculins24. Marie de Bethézuba est une des seules femmes à qui la parole est donnée. Face à ses agresseurs attirés dans sa maison par le fumet du rôti, elle s’exprime à nouveau avec force et détermination25 :

ἡ δὲ καὶ μοῖραν αὐτοῖς εἰποῦσα καλὴν τετηρηκέναι τὰ λείψανα τοῦ τέκνου διεκάλυψεν. τοὺς δ’ εὐθέως φρίκη καὶ παρέκστασις ᾕρει καὶ παρὰ τὴν ὄψιν ἐπεπήγεσαν. ἡ δ’ ἐμόν, ἔφη, τοῦτο τέκνον γνήσιον καὶ τὸ ἔργον ἐμόν. φάγετε, καὶ γὰρ ἐγὼ βέβρωκα. μὴ γένησθε μήτε μαλακώτεροι γυναικὸς μήτε συμπαθέστεροι μητρός. εἰ δ’ ὑμεῖς εὐσεβεῖς καὶ τὴν ἐμὴν ἀποστρέφεσθε θυσίαν, ἐγὼ μὲν ὑμῖν βέβρωκα, καὶ τὸ λοιπὸν δὲ ἐμοὶ μεινάτω . (VI, 209-211).

Elle leur dit qu’elle avait mis de côté, pour eux aussi, une belle part, et elle découvrit les restes de son enfant. Un frisson d’épouvante s’empara d’eux et ils restèrent pétrifiés à cette vue. Alors elle : « Oui, c’est bien mon enfant, et c’est moi qui ai fait cela. Mangez, car moi aussi j’en ai mangé avidement ! Ne vous montrez pas plus faibles qu’une femme et plus compatissants qu’une mère ! Si vous avez des scrupules religieux qui vous détournent de ma victime, mettons que j’aie dévoré votre part et que le reste soit pour moi ».

Le discours repose sur un renversement des stéréotypes de genre qui fondent la représentation pathétique de la femme, victime par excellence de la violence guerrière, si bien que la bravoure et le courage se trouvent délégitimés par la violence de la mère criminelle et assimilés aux causes du crime contre l’humanité. Les tortionnaires seraient-ils plus faibles qu’une femme, plus compatissants qu’une mère ? Encore une fois, incorporant la violence de guerre, la victime porte à sa limite, à son plus haut degré d’atrocité, la déliquescence du lien social instaurée par les crimes des rebelles responsables de la perdition de la cité. Mais il y a plus, car la reprise de l’horrible motif biblique et prophétique avère la thèse du jugement divin sur Jérusalem tout en adressant aussi une interrogation à la postérité. Marie sait et dit que son acte innommable va devenir le support d’une fable à valeur quasi-universelle :

[...] ἴθι, γενοῦ [...] τοῖς στασιασταῖς ἐρινὺς καὶ τῷ βίῳ μῦθος ὁ μόνος ἐλλείπων ταῖς Ἰουδαίων συμφοραῖς . (VI, 207).

« Mon petit [...], sois pour les rebelles une Erinye, et pour les hommes le sujet d’une histoire (μῦθος), la seule qui manquât encore aux calamités des juifs ».

En cela, elle se place, comme énonciatrice de sa propre histoire, dans la continuité de la parole de Josèphe, le narrateur principal de la Guerre des juifs qui ne manque pas d’annoncer, au moment de rapporter l’histoire de la fille d’Eléazar, le caractère à la fois insoutenable et inouï de l’événement :

εἶμι γὰρ αὐτοῦ δηλώσων ἔργον οἷον μήτε παρ’ Ἕλλησιν μήτε παρὰ βαρβάροις ἱστόρηται, φρικτὸν μὲν εἰπεῖν, ἄπιστον δὲ ἀκοῦσαι. (VI, 199).

Je vais rapporter un acte qui n’a d’équivalent ni dans les récits des Grecs ni dans ceux des barbares, aussi épouvantable à raconter qu’incroyable à entendre.

La destruction de Jérusalem crée une sorte d’aporie dans l’histoire humaine dont la femme allaitante et dévorante devient l’emblème. Elle incarne une inhumanité partagée. La faute de la mère est la condition pour que les calamités infligées au peuple de la cité sainte parviennent aux oreilles de la postérité.

La dimension contestataire du désespoir maternel ne se limite pas à la maîtrise du discours. Par ses actes et leur ritualisation, la mère cannibale retrace une histoire du souvenir douloureux de l’anéantissement. Le fait qu’elle n’ingère pas entièrement le cadavre de son enfant, mais qu’elle en réserve la moitié après l’avoir rôti montre bien la dimension sacrificielle et publique de son geste qui n’a rien d’une pulsion furieuse ou d’un accès de démence féminine. En toute connaissance de cause, Marie donne à son crime la forme ritualisée d’un sacrifice26. Elle agit méthodiquement « tue son enfant, le fait rôtir, en mange une moitié et conserve l’autre bien enveloppée » (VI, 208) pour l’offrir aux rebelles alléchés par le « fumet criminel » (ἀθεμίτου κνίσης). La cuisson de la viande enfantine, sa consommation partagée, le soin pris à envelopper ou recouvrir le corps dépecé font de son geste un acte public, dont la signification vise la collectivité et dont la portée est clairement politique. Ici la mère cannibale ne cumule plus seulement les fonctions incompatibles de victime et de tortionnaire, elle assume aussi un rôle accusatoire. Le sacrifice du nourrisson fait partie intégrante de l’acte d’inculpation des responsables de la persécution.

Marie fille d’Eléazar, la nourrice cannibale, se trouve ainsi au centre d’un dispositif énonciatif d’une grande complexité. La fable qu’elle produit renvoie au projet littéraire et politique de Flavius lui-même. Comment ne pas voir que le héros juif traître à son peuple est semblable à la mère qui a trahi par colère et désespoir son devoir maternel ? Sa faute est aussi nécessaire à la perpétuation de la mémoire que celle de la nourrice qui porte la mort, sans doute trop banale, des nourrissons affamés à un degré d’atrocité sans mesure et en fait une tragédie contre nature. Elle est à l’image du peuple dépeint par Josèphe. Toujours déjà héroïque et criminel, il choisit son anéantissement et ne laisse aux survivants, comme devoir de mémoire, que de devenir les tombes vivantes de leurs propres rejetons. Marie et Josèphe donnent à entendre le paradoxe pathétique de l’entêtement dans la rébellion et de la grandeur dans le sacrifice. Ils sont les auteurs inscrits d’un récit de suicide collectif auquel on n’échappe que par le crime. Le corps cannibale de la mère allaitante offre une image saisissante de la poétique apocalyptique, mais privée d’une issue rédemptrice, de l’historien de la défaite juive27.

« Malheur aux femmes qui allaiteront ! » : bricolages prophétiques et cannibalisme de commande dans La Vengeance Nostre Seigneur

Mais l’histoire, on le sait, ne se termine pas là. La fortune de la Guerre des juifs est immense dans le monde chrétien, puisque le récit de la chute de Jérusalem intègre sans difficulté le discours providentialiste de l’apologétique, qui fait de la seconde destruction du Temple la sanction divine prononcée contre le peuple déicide. La Guerre des Juifs et les Antiquités judaïques que Josèphe le transfuge voulait offrir à la postérité comme autant de monuments à la mémoire de son peuple dispersé se trouvent enrôlées sous la bannière des Pères de l’Eglise et servent d’aliment aux arguments d’une propagande anti-judaïque, jusqu’à devenir le « cinquième Evangile »28. Singuliers destins que ceux d’un auteur que la trahison pousse à la fidélité et d’une œuvre qui donne naissance à une tradition narrative appelée à retourner ses propres armes contre elle.

Parmi les nombreuses reprises du récit de la chute de Jérusalem29, les textes vernaculaires connus sous le titre de Vengeance Notre seigneur offrent un exemple frappant de la complexité des réemplois dont la Guerre des juifs a pu faire l’objet. Le récit de la mère cannibale y apparaît sous une forme étonnamment défigurée. Pourtant les distorsions même du récit contribuent à donner une valeur emblématique à la figure de la nourrice mangeuse d’enfants. Comme chez Flavius Josèphe, bien que par des voies complétement différentes, les symptômes de la tragédie textuelle affleurent en ce point où l’horreur culmine. Ils dévoilent ce que l’on pourrait désigner comme le traumatisme d’une narration clivée.

Ces textes nous sont connus par une chanson de geste datée du début du XIIIe s. et conservée dans dix manuscrits présentant de nombreuses variantes. Diverses rédactions en prose viennent compléter ce corpus30. Cette tradition narrative remonte à un apocryphe chrétien, la Vindicta salvatoris31 du VIe-VIIe siècle qui rapporte la destruction de Jérusalem comme un acte vengeant de la mort du Christ, voulu par Tibère et exécuté par Titus et Vespasien.

Après sa guérison de la lèpre par le voile du Christ, que la Véronique apporte en Occident, l’empereur décide cette expédition punitive contre la cité qui s’est rendue coupable de la mort d’un prophète aussi puissant que Jésus. A ce premier canevas, les récits vernaculaires attachent les traditions liés aux Actes de Pilate32 et à l’Evangile de Nicodème33. Ils empruntent à la Guerre des Juifs – sans que l’on puisse distinguer avec précision par quelles voies la transmission s’est opérée –, le récit du siège de Jérusalem. Une telle superposition de traditions narratives diverses ne manque pas de créer des courts-circuits narratifs étonnants. Dans les textes de la Vengeance, le principal insurgé n’est pas juif, puisqu’il s’agit de Ponce Pilate qui mène et inspire la révolte contre l’empereur à la manière d’un baron féodal entré en rébellion contre son suzerain. Joseph d’Arimathie, le principal protagoniste de l’Evangile de Nicodème, côtoie Flavius Josèphe. De plus, dans la chanson de geste, ce personnage apparaît comme dédoublé. D’une part, les évènements survenus à Jotapata sont rapportés à propos du siège de Jaffa et sont attribués à un personnage rebaptisé Japhel de Japhes (VNS Gryting, laisse 37) dont on apprend qu’il est le cousin d’un certain Joseph34. Plus loin35, il est fait référence à un « sage clerc » Josephus qui est blessé lors d’un assaut contre Jérusalem et dont on annonce qu’il se convertira et écrira l’ensemble de la présente histoire. Alors que Japhel rejoint le camp des romains après la reddition de Jaffa, Josephus reste jusqu’à la prise de la ville dans l’entourage de Pilate dont il essaie de contrer la politique désastreuse. Ces deux avatars de Flavius Josèphe sont par ailleurs aussi alliés, en tant que crypto-chrétiens, à un dénommé Jacob « un riche Juif que Jésus Christ aima » (VNS Gryting, l. 8, v. 153-160 et 10, v. 178-179) et dont le destin se calque sur celui de Joseph d’Arimathie tel que le rapporte l’Evangile de Nicodème, puisqu’il est jeté en prison par Pilate et délivré miraculeusement par un ange. Dans la version en prose dite de Japhet, ce trio est réaménagé pour y introduire une référence explicite à Joseph d’Arimathie qui prend la place, non pas de Jacob, le prisonnier délivré par la grâce de Dieu, mais de Josephus, le conseiller de Pilate36 ! Du coup c’est Japhet qui est désigné comme le futur auteur de la légende. A la lumière de ces curieux agencements, on constatera que l’affrontement entre Rome et Jérusalem est traversé à l’intérieur même des deux camps par des lignes de fractures complexes37. Le camp des Juifs et celui des romains païens connaissent des divisions internes, comme si, sous le coup de la révélation chrétienne, le principe de la guerre civile se généralisait, tout en se dissolvant sous l’influence d’une vision providentialiste de l’histoire.

En réfléchissant, à propos de Flavius Josèphe, au « bon usage de la trahison », Pierre Vidal Naquet a montré l’incroyable complexité de la situation politique et sociale de la Palestine du Ier siècle. Pour rendre compte de la trajectoire intellectuelle, politique et spirituelle du descendant des rois asmonéens, issu de la caste sacerdotale, il décrit la multiplicité des références culturelles et linguistiques, grecques, judaïques et romaines qui s’offrent à un dignitaire juif instruit, ainsi que l’intrication des identités contradictoires auquel il peut se référer. Pour ce faire, il compare la situation de trois juifs romanisés, celle de Josèphe lui-même, celle de Tiberius Julius Alexander, neveu de Philon d’Alexandrie et enfin celle, célèbre entre toutes, de l’apôtre des Gentils, Paul, juif pharisien, mais aussi citoyen de Tarse et de Rome. Il ne saurait être question, à moins de commettre de sérieux contresens d’assigner aucun de ces trois personnages à une appartenance ethnique stable et univoque. C’est à la lumière de ce contexte multiculturel qu’il convient d’apprécier au plus juste les notions de trahison, de rupture ou de conversion38. On pourrait penser a contrario que, dans la Vengeance Nostre Seigneur, les événements de la guerre de Judée, considérés après coup et, de surcroît, à la lumière du manichéisme propre à la veine épique médiévale portée par un idéal de croisade, soient réduits à des enjeux bien plus simples. Tout devrait séparer les bons et les méchants, Dieu armant le bras des romains pour venger le martyre du Christ. Pourtant, la lecture de la Vengeance Nostre Seigneur produit un effet saisissant. Le propos apologétique laisse affleurer, dans sa violence même, les arguments de sa propre récusation. De même que Japhet/Josèphe réfugié chez les romains et Josephus, le disciple secret du Christ sont liés par d’étranges liens de parenté, de même, trahison et conversion en viennent à se confondre. La ruine de la cité sainte s’inscrit dans le plan de Dieu, mais la folie des hommes révèle combien ce dessein s’apparente à un crime contre l’humanité.

C’est précisément sur ce plan que la reprise du motif de la mère cannibale nous réserve une surprise de taille. On s’attendrait à ce que la dénonciation du judaïsme déicide s’accommode à merveille du récit de Flavius Josèphe pour condamner la sauvagerie des Juifs. Dans le chapitre qu’elle consacre à l’épisode de la mère cannibale dans Consuming Passions, Price développe ce point en montrant comment les reprises chrétiennes savantes de l’histoire de Marie de Bethézuba accentuent la monstruosité de ce personnage39. Son analyse insiste sur la possibilité de lire Marie la dévoratrice comme une image inversée de la Vierge Marie. Cependant les différentes versions de la Vengeance se distinguent des compilations ou adaptations plus savantes de la Guerre des Juifs. Elles s’accordent pour produire un récit qui subit des modifications substantielles, puisque la mère anthropophage, ou plus précisément le groupe de ces mères40, confesse la foi chrétienne ! Les textes accordent une importance indéniable à cet épisode qui fait l’objet de nombreuses annonces, dont la première apparaît très tôt dans la chanson :

Dedanz Jherusalem en ot si grant hachie
C’une dame i avoit qui mout fu affeitiee,
De son enfant manga –, ce fu grant desverie –,
Mais se fist la famine dont elle est mal bailie. (VNS Gryting, l. 2, v. 30-33, voir aussi l. 20, v. 401-402 et l. 65, v. 1472).

Dans Jérusalem il y avait une si grande détresse qu’une dame très instruite mangea son enfant – quelle folie ! – mais ce fut l’effet de la famine qui la tourmentait41.

Une jeune convertie, fille d’un roi d’Afrique, est surprise par le siège avec une de ses compagnes, alors qu’elle s’était rendue à Jérusalem. Toutes deux sont de jeunes mères. On apprend leur existence au moment où le récit s’attarde sur les ravages de la famine. Dans certains manuscrits, la description des souffrances des assiégés fait surgir le motif de la mort par inanition des enfants allaités au sein :

Dedens Iherusalem ot ung doel moult plenier.
Par touttes les maisons n’avoient que mengier.
[...]
Ly enfanchons des biers souffrent grant dangier,
De fain et de mesaises commencent a sechier,
Les meres ne les sevent de quoy rappaisier,
Il tirent et saquent, ne treuvent que suchier
Fors que des tettes font sans plus le sanc widier ;
Pasmer y veissies maintes iosnes moullier,
Et par terre morir a doel et encombrier. (Ms. Turin, Bibl. nazionale, L, IV, 5, A. Graf, op. cit., v. 752-777).

Dans Jérusalem, la souffrance était à son comble. Dans toutes les maisons, la famine régnait [...]. Les petits enfants au berceau étaient en grand péril. Ils se desséchaient sous l’effet de la faim et de la pénurie, les mères ne savaient de quoi les rassasier. Ils tiraient et épuisaient [le sein] et ne trouvaient rien à téter, sinon qu’ils vidaient les tétons de leur sang. On voyait maintes jeunes femmes mariées perdre connaissance et s’effondrer à terre pour mourir de douleur et de privations.

Li petit enfanchon le comperent molt chier;
Il n’a plus de .iim.jetés ens el carniers.
Les meres ki les doivent norir et alaitier
D’anguisse et de famine conmencent a secier.
Enfant braient et crient, on nes puet acoisier;
Qant les meres les voient, n’i a que corechier.
Les mamieles lor tendent, que voellent apairier,
I tendent et desachent, n’i truevent que suchier;
Le sanc tot cler en suchent, tan ont grant desirier. (Ms. Paris, BnF fr. 1553, v. 1672-1680, transcription Hypercodex42).

Les petits enfants le payent très chers, plus de deux mille sont jetés dans les charniers. Les mères qui devraient les nourrir et les allaiter commencent à se dessécher à cause de la famine et du dénuement. Les enfants crient et pleurer, on ne peut les calmer. Quand les mères les voient, elles désespèrent ; elles leur tendent leurs mamelles qu’elles veulent leur offrir (?). Ils s’en saisissent et les tirent, mais n’y trouvent rien à téter. Ils les sucent jusqu’au sang, tant leur appétit est grand.

Les enfants de Marie et de sa compagne Clarisse n’échappent pas au triste sort des nourrissons. Lorsqu’ils meurent d’inanition, Clarisse propose à celle-ci d’apaiser leur propre faim en mangeant les enfants. Horrifiée, Marie refuse, mais un ange se présente et annonce aux mères éplorées qu’il leur faut consommer la chair de leurs enfants décédés :

A tant es vous un ange, mout fu grant la clartez,
Soavet li a dit : « Bele suer, si ferez.
Et sa charz et ses mains fu en vos engendrez,
Dex le vout et comande et vos en mengerez.
Puis en ert toz ses fais et ses diz averez
Si seront acomplie totes ses voluntez,
Li pechez vos en iert maintenant pardonez ».
Li angels s’en torna , n’est plus arestez. (VNS Gryting, l. 77, v. 1712-1719).

Voici qu’apparaît un ange, dans une grande clarté. Il lui dit doucement : « Chère sœur, vous le ferez. Sa chair et ses menottes furent engendrées en vous : Dieu l’exige et le commande, vous en mangerez. Ainsi toutes ses paroles et ses actes seront avérés, toutes ses volontés seront accomplies. Ce péché vous sera pardonné ». L’ange s’en fut sans retard.

Le rôle des mères chrétiennes sera d’avérer la prophétie prononcée par Jésus à la fin de l’évangile de Luc (21, 20-24) : « Quand vous verrez Jérusalem encerclée par les armées sachez alors que l’heure de sa dévastation est arrivée [...]. Malheureuses celles qui seront enceintes et qui allaiteront en ces jours-là, car il y aura une grande misère dans le pays et colère contre ce peuple »43. Marie se plie aux ordres de l’ange, non sans souligner, à travers sa plainte, le contraste cruel entre les soins de l’allaitement et la mission cannibale et mortifère dont elle se trouve investie :

« Por quant je fui reïne a mon piz t’alaité,
Volunters te fiz bien et nori et baignai,
Molt par serai destroite quan je te mengerai,
Mais quant Dex le me mande, por ice le fera[i] ». (VNS Gryting, l. 78, v. 1732-1735).

« Bien que j’étais reine, je t’ai allaitée de mon propre sein, c’est bien volontiers que je pris soin de toi, te nourris et te baignai. Je serai la proie d’une grande angoisse quand je te mangerai, mais puisque Dieu me l’ordonne, je le ferai ».

Le repas cannibale procède de la même logique typologique que celle qui, au début de l’évangile de Marc fait du Massacre des innocents la vérification de la prophétie de Jérémie 31,15 : « Une voix dans Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte, c’est Rachel qui pleure ses enfants et qui ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus ». Mais cette prise à témoin de l’Ecriture sainte est aussi celle dont Josèphe fait usage lorsque, répondant aux lamentations du même Jérémie, il agence l’histoire de Marie de Bethézuba.

Cependant l’action de l’ange ne manque pas d’étonner et il convient de s’interroger sur cette sorte de sanctification du cannibalisme maternel. Sans doute, la détermination et l’autonomie qui caractérisent les actions de Marie de Bethézuba et le ton accusatoire de ses discours avaient-ils de quoi rebuter les adaptateurs de la légende. La profonde réorganisation de l’épisode peut être en partie expliquée par une volonté de tempérer les ardeurs de la mère tecnophage. La suppression du meurtre des enfants, qui meurent d’inanition – et peut-être aussi le fait que le corps de l’enfant consommé soit celui d’une fille (« ce est une fillette, soëf l’avoit norie/De faim la voit morir a une aube esclairie ». VNS Gryting, l. 74, v. 1667-1668)44 – participe indéniablement d’une volonté d’atténuer la cruauté du récit.

Mais le réaménagement du récit et notamment la conversion du personnage de la nourrice en chrétienne mérite que l’on s’y attarde plus longuement. Le recours à la figure de l’ange comme exécuteur de la volonté divine suscite le souvenir du sacrifice d’Isaac par Abraham. Comme dans le chapitre 22 de la Genèse, le message divin comporte une exigence insupportable. Plutôt que d’incarner une horrible contrepartie à la figure de la Vierge allaitante, Marie et Clarisse semblent devoir présenter, à l’image d’Abraham, un modèle d’obéissance à la volonté divine. Cependant, contrairement à ce que prévoit le récit biblique, la demande insoutenable n’est pas révoquée par la miséricorde divine, puisqu’il s’agit non d’avérer la grandeur d’âme ou la foi des croyantes, mais d’obtenir, presque de force, la réalisation d’une prophétie. Le récit n’est donc pas vraiment pris, malgré l’apparition de l’ange, dans une logique miraculeuse. Les enfants morts ne ressuscitent pas. On constate ici l’amorce d’une sanctification de la violence comparable à celle que propose la légende contemporaine d’Ami et Amile qui, en superposant des références christiques au sacrifice d’Abraham et à des allusions au culte des Saints Innocents, réussit à justifier un infanticide45 : afin de guérir de la lèpre Ami, son frère d’armes, Amile est invité à égorger ses fils et à laver son compagnon de leur sang. Non seulement Amile consent à ce sacrifice, mais la mère des enfants admet elle aussi le meurtre de ses fils. La puissance divine leur donne raison, car les enfants ressuscitent une fois la guérison opérée. Il n’en va pas de même pour les saint-e-s innocent-e-s de la Vengeance nostre Seigneur dont les corps restent à l’état de cadavres dépecés (« Le remanant li mostre dont li bras fu copez/Tote la destre espaule et li .i. des coutez », VNS Gryting, v. 1783-1784)46. Leur martyre interroge la violence à l’état brut, mais n’y apporte aucune réponse. Pour le dire comme Flavius Josèphe, ou plus précisément comme Marie de Bethézuba, ce sacrifice n’est jamais que le miroir des atrocités perpétrées et ne permet aucune compensation. De la même manière, Marie et Clarisse ne sont pas sanctifiées, même si elles sont explicitement pardonnées (VNS Gryting, v. 1718). A la fin du récit on retrouve leurs cadavres : elles ne sauraient survivre à leur crime (alors que le texte de la Guerre des juifs nous laisse dans l’ignorance quant au sort de Marie).

En permettant, presque contre leur gré, la réalisation d’une prophétie, les mères chrétiennes ne participent pas véritablement au déroulement de l’action. Elles ne sont que les instruments mis au service d’une parole qui les précède. Contrairement à Marie de Bethézuba, elles sont sommées d’acquiescer à un texte écrit à l’avance dont elles ne font que confirmer la véracité. Elles restent au niveau de ce qui fait l’objet du discours : le malheur des femmes et la mort horrible des enfants au temps des malheurs de Jérusalem. Elles produisent le même effet de pathétique que celui de la prophétie : elles pleurent et tous ceux qui les voient pleurent avec elles.

Mais, bien que dans la Vengeance Nostre seigneur, la mère cannibale perde toute autorité sur ses actes, l’ensemble de l’épisode, quant à lui, occupe une place stratégique dans l’économie du récit en révélant la curieuse facture de la Vengeance. Les bricolages idéologiques et les distorsions textuelles dont la Vengeance se nourrit y apparaissent au grand jour. Ce montage complexe peut aboutir à une lecture critique de l’œuvre. La superposition de strates narratives incompatibles entre elles et le réemploi de récits à rebours de leur pente naturelle se trouvent en effet ironiquement mis en abyme par un usage controuvé de la lecture typologique du texte saint. Dieu est obligé d’envoyer un ange pour que le récit de son intention vindicative trouve son statut de vérité. Mais surtout, la manipulation de la prophétie relève en réalité du faux témoignage ou à tout le moins de la surinterprétation. L’ange est un faussaire : il engage Marie sur la voie de la réalisation d’une prophétie dont les termes ont été détournés, puisque les lamentations de Jésus sur Jérusalem ne comportent aucune mention du cannibalisme des mères, contrairement à ce qu’affirment le messager divin et le narrateur, son complice47. Le repas tecnophage ne renvoie pas au texte de l’Evangile. Il fait mémoire de son substrat scripturaire, tiré de la Bible hébraïque, et surtout de la réélaboration de celui-ci, pratiquée par un historien juif. L’autorité de Flavius Josèphe s’avère en dernier recours plus efficace que celle de l’évangéliste, puisque c’est sa version qui prévaut ! L’intervention de l’ange exhibe la pratique d’une écriture typologique ex eventu, si bien que la contrainte exercée sur la nourrice endeuillée devient la métaphore des forçages du sens qui font de la Vengeance une sorte de monstre narratif, un apocryphe doublement déformé qui traduit en termes vindicatifs une tradition de la déploration prophétique et compassionnelle et assimile le plan de Dieu au désespoir sans fond d’un historien endeuillé.

En apparence de peu de poids pour une réflexion critique concernant l’imaginaire poétique des œuvres, la relation nourricière entre mère et enfant mérite cependant que l’on en interroge le potentiel métaphorique. Dans les cas qui nous ont occupés, on pourrait croire que l’exhibition de la vulnérabilité des victimes de la famine n’a d’autre utilité que l’usage d’un lieu commun pathétique. Pourtant le topos du sein tari et l’inquiétant renversement de l’allaitement en repas tecnophage font diversement image dans une tradition narrative qui s’attache à penser l’horreur de la guerre civile et le choc des traditions religieuses. Le contraste révoltant entre la douceur des soins maternels prodigués par la nourrice et l’expression d’une faim dévorante semble pointer de manière plus ou moins consciente l’ethos criminel ou le sentiment d’abandon des auteurs des Tragiques et de la Guerre des Juifs, témoins engagés voire impliqués dans les évènements atroces dont ils font le récit. En faisant du deuil d’une mère allaitante l’acmé d’un drame faussement providentiel, la tradition de la Vengeance Nostre Seigneur finit, quant à elle, par lever le voile sur les incohérences de la spoliation d’héritage qu’elle cherche à légitimer. La fonction narrative des mères allaitantes et de leur pendant criminel, la nourrice cannibale, dépasse de loin la rhétorique de victimisation qui lui a donné naissance. Ces personnages détiennent les clés de la compréhension tant politique que philosophique et poétique des œuvres qui se risquent à en activer le souvenir. Marie de Bethézuba, ses modèles bibliques et ses descendantes chrétiennes gouvernent l’esthétique funèbre des récits de catastrophes civiles. Quoi qu’il en soit de la structure de pensée patriarcale qui régit l’imaginaire des œuvres où elles apparaissent, leur présence active un potentiel herméneutique dont la puissance n’a d’égal que le tragique. Elle transcende les idéologies parce qu’elle produit une mise en question radicale des contours de l’humain dans sa relation à la survie, à la mémoire et à la contagion du mal.

Bibliographie

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Notes

1 Agrippa d’Aubigné, les Tragiques, I, 526 (Fanlo (2006), p. 291). Retour au texte

2 Le terme apparaît sous la plume de Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VI, 217, voir Chapman (2000, 270) qui insiste sur la dimension mythographique de ce récit historique. Retour au texte

3 Agrippa d’Aubigné, les Tragiques, Préface, L’autheur à son livre, v. 2 (Fanlo (2006), p. 239). Dans les premiers vers de son poème, Agrippa d’Aubigné sollicite la métaphore bien connue de la filiation pour illustrer le lien qui l’unit à son livre. Il sollicite l’idée d’un engendrement en ligne masculine pour présenter le livre comme un fils, un enfant qui « commence à vivre quand son père s’en va mourir » (v. 5-6). Mais cette affirmation se trouve aussitôt remise en question par une allusion au célèbre récit de la Charité romaine, transmis par Pline et par Valère Maxime : « Puis il faut, comme la nourrice/et fille du Romain grison,/que tu allaicte et tu cherisse/ton pere, en exil, en prison » (v. 9-12). Cette curieuse bifurcation de l’isotopie familiale vient brouiller l’apparente évidence des assignations symboliques de genre. Elle assimile contre toute attente l’enfant-livre, soudain féminisé, à la jeune femme allaitante du récit antique. La présence de ce lait fait appel à un imaginaire de la gestation et de la parturition qui concurrence les représentations plus traditionnelles d’une création littéraire fondée sur le principe mâle. L’usage, au v. 70 du livre I du verbe « avorter » (« nous avortons ces chants au milieu des armees ») vient confirmer la présence d’une isotopie de la maternité dans la genèse de l’œuvre. Sur l’usage de ce verbe chez les poètes du XVIe s., voir Fanlo (2006), p. 266, notes. Retour au texte

4 L’ensemble des œuvres de Flavius Josèphe a été traduit en latin à date ancienne (Josephus latinus, attesté au VIe s. par un passage des Institutions divines de Cassiodore) et circule largement durant tout le moyen âge et la période moderne sous forme manuscrite, puis imprimée. La traduction de la Guerre des Juifs (De bello judaico) a été attribuée à Rufin d’Aquilée. Le récit de la guerre et de la chute de la cité sainte a également été adapté en cinq livre vers 370-375 et diffusé sous le nom du (Pseudo)-Hégésippe. Il s’agit d’une relation des événements décrits par Flavius Josèphe qui adopte un point de vue chrétien et anti-judaïque, mais respecte les grandes articulations et la composition de l’œuvre grecque. L’histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée ainsi que sa traduction latine par Rufin d’Aquilée (Mommsen (1903-1909)) incorporent de larges passages de l’œuvre de Flavius Josèphe (voir Schreckenberg (1972) ; Leoni (2016) ; Levenson et Martin (2016) ; Kletter (2016)). Nombre d’auteurs médiévaux se réfèrent à Flavius Josèphe : pour le moyen âge central, on citera en particulier Jean de Salisbury dans son Policraticus, Jacques de Voragine, dans la Légende dorée, Vincent de Beauvais dans le Speculum historiale, Boccace dans le De casibus. Sur cette riche réception médiévale, voir les travaux de Schreckenberg (1972) et (1977). Retour au texte

5 Les autres évangiles synoptiques contiennent également des prophéties sur des jours de détresse (Mt 24, 15-21 ; Mc 13, 14-19). Ces versets comportent des similitudes. Ils s’accordent notamment sur les versets qui font entendre des lamentations à propos du sort des femmes enceintes et allaitantes (Mt 24, 19; Mc 13, 17 ; Lc 21, 23), mais les commentateurs soulignent généralement que l’évangile de Luc donne une dimension historique à ces paroles, alors que les passages correspondants des autres évangiles ont une tonalité plus nettement eschatologique. Retour au texte

6 Chapman (2000), p. 378. Retour au texte

7 Fanlo (2006). Les citations sont tirées de cette édition. Sur les références génériques des Tragiques, voir Lestringant (2013). Retour au texte

8 Plusieurs études s’intéressent à la représentation de la parenté et de la maternité dans les Tragiques : Dubois (1976) ; Mathieu (1991) ; Montfort (1997). Le complexe nourricier, si frappant chez d’Aubigné, ne sera pas envisagé ici dans la perspective psychanalytique adoptée, avec bien des nuances, par la plupart des critiques qui s’appuient, peu ou prou, sur l’histoire personnelle de l’auteur orphelin de mère pour commenter le caractère obsessionnel de l’imagerie maternelle dans l’œuvre. Nous tenterons au contraire de rendre compte de la valeur opératoire d’un lieu commun inscrit dans une tradition historiographique portée par une vaste ambition littéraire et vouée à la description de la violence guerrière. Retour au texte

9 Kennedy (1988). Retour au texte

10 Hicks et Moreau (1997). Retour au texte

11 Dupire (1936), t. 1, p. 139. Retour au texte

12 Voir Bernard (2012), p. 426, notes 9-11. Retour au texte

13 Niese (1895) ; Savinel (1977), p. 491-492. Fanlo (Aubigné (2006), p. 290, note 496, signale, en s’appuyant sur le témoignage d’une lettre publiée dans Reaume et Caussade (1873), I, 379, qu’Agrippa d’Aubigné connaissait le texte de Flavius Josèphe. Reste à savoir sous quelle forme. Les références à l’historiographe juif sont trop succinctes pour offrir une base à toute comparaison textuelle. Toujours est-il que, dans leur version latine, les œuvres de Flavius Josèphe, comprenant le De bello judaico attribué à Rufin (voir note 4) ont été imprimées à de multiples reprises à partir de 1470 (editio princeps, Augsburg). Le texte grec, accompagné par la même traduction est publié pour la première fois à Bâle en 1544 (Flavii Josephi opera, Froben, Basileae, 1544). Malgré des omissions et des paraphrases, le De bello judaico latin offre une version assez précise de l’original grec (Schreckenberg (1972), p. 59). La première impression d’une traduction française paraît à Paris en 1492, chez Antoine Vérard. D’autres suivent : Josephus de la Bataille judaïcque... translatée de grec et de latin en françoys, Paris, Nicolas Savetier, 1530 ; Les sept Livres de Flavius Josèphe de la guerre et captivité des Juifs, traduitz de grec et mis en françoys par N. de Herberay, Paris 1553 et 1557, etc. Voir Schreckenberg (1968), p. 1-20. On a donc tout lieu de penser que l’auteur des Tragiques a pu avoir un accès relativement aisé à une version issue de cette tradition textuelle savante. Retour au texte

14 Voir Bernard (2012), p. 430-435 qui insiste sur la valence eschatologique du passage. La mère cannibale, animalisée, transformée en louve, est l’objet du châtiment divin. Elle offre une préfiguration des horreurs de l’Enfer. Retour au texte

15 Chapman (2000) insiste sur la valeur opératoire de ce motif pathétique dans la tragédie et l’épopée grecques aussi bien que dans la tradition biblique. On peut consulter aussi Chapman (2007) qui reprend et condense le premier article. Voir Mason (2016) p. 116-121, qui renvoie à la thèse de Chapman (1998), Spectacle and Theater in Josephus’s Bellum Judaicum, PhD dissertation, Stanford, que nous n’avons pas eu la possibilité de consulter. Retour au texte

16 Niese (1895) ; Savinel (1977). Toutes les citations et traductions sont tirées de ces deux ouvrages. Retour au texte

17 Price (2003), p. 65-81, consacre un chapitre entier au récit de Flavius Josèphe et aux réécritures médiévales de celui-ci. Retour au texte

18 Mayer-Schärtel (1995) ; Grünenfelder (2003) ; Ilan (2016). Retour au texte

19 Hadas-Lebel (1989), p. 128. Retour au texte

20 Voir le beau texte de Vidal-Naquet (1977). Retour au texte

21 Deut. 28, 49-57 et II Rois 6, 25-29. Vandenberg (2014), p. 185 donne la liste des références au cannibalisme que l’on peut trouver dans l’Ancien Testament. Nous ne signalons ici que les versets qui font allusion à la dévoration d’enfants par leurs mères. Retour au texte

22 Hadas-Lebel (1989), p. 202-206 insiste sur les parallèles entre Flavius et la figure du prophète Jérémie que suggère la Guerre des Juifs. Retour au texte

23 Cet accès de colère, passion virile par excellence, conduit Grünenfelder (2003), p. 259, à considérer Marie de Bethézuba comme une figure d’exception dans l’œuvre de Flavius Josèphe (« Ausnahmegeschichte : Widernatürlicher Frauenzorn »). Chapman (2000), p. 365 et (2007), p. 422 souligne la dimension tragique de cette passion féminine en s’appuyant sur l’exemple de Médée. Retour au texte

24 On sait que le modèle de Flavius Josèphe est la Guerre du Péloponnèse de Thucydide (Vidal Naquet (1977), p. 15 ; Hadas-Lebel (1989), p. 245). Retour au texte

25 Contrairement à ce qu’affirme Bernard (2012), p. 431, c’est aux juifs rebelles que s’adresse ce discours et non aux Romains. Retour au texte

26 Dans le discours qu’elle adresse aux rebelles affamés, elle désigne explicitement l’enfant dépecé comme une victime sacrificielle (θυσίαν). L’usage du lexique sacrificiel est relevé par Grünenfelder (2003), p. 259-261. Cette dernière comprend l’action et les paroles de Marie comme une révolte féminine contre la spoliation de nourriture dont sont victimes les membres les plus vulnérables de la société. Pour Chapman (2000), p. 365, le sacrifice de l’enfant active le souvenir des héroïnes tragiques d’Euripide, Médée et Agave (Médée, Les Bacchantes). Voir aussi les pages que Vandenberg (2014), p. 210-220, consacre aux nombreuses représentations médiévales de cet épisode qui tantôt amplifient, tantôt dissimulent la dimension sacrificielle de cette mise à mort. L’épisode est aussi à l’origine d’un important dossier iconographique qui est présenté par Deutsch (1986), p. 178-182. Retour au texte

27 Vidal-Naquet (1977), p. 110 parle d’« apocalypse fermée ». Retour au texte

28 Sur la postérité de l’œuvre, voir l’étude classique de Schreckenberg (1977). Retour au texte

29 Schreckenberg (1977), p. 53-68. Retour au texte

30 Version en vers : Gryting (éd.) (1952) (sauf indications contraires, les citations sont tirées de cette édition, désormais désignée comme suit : VNS Gryting) ; Graf (1923), p. 340-373 (transcription du texte du Ms. Turin, Bibl. nazionale, L, IV, 5). Versions en prose : Ford (1984) (version dite « de Japhet ») ; Ford (1993) (autres versions). Dramatisations : Wright (1989). Retour au texte

31 Geoltrain et Roessli (2005), vol. II, p. 371-398. Retour au texte

32 Burgio (1995). Retour au texte

33 Kim (1973); Gounelle (1997). La littérature arthurienne s’approprie elle aussi cette légende, et surtout le rôle qu’y joue Joseph d’Arimathie, pour en faire le prologue des romans du Graal. Retour au texte

34 VNS Gryting, laisse 37, v. 753. Retour au texte

35 VNS Gryting, laisses 60 et 61, v. 1351-1354 et v. 1370-1375. Retour au texte

36 La chronologie de la version en prose (Ford, 1984) place les événements narrés par l’Evangile de Nicodème dans le passé. L’emprisonnement et la libération de Joseph sont invoqués par la fille de Jacob au moment de l’emprisonnement de ce dernier. Elle implore le Seigneur de réitérer pour son père le miracle accompli en faveur de Joseph (l. 535-544). Retour au texte

37 Sur ce point, Foehr-Janssens (2014). Retour au texte

38 Vidal Naquet (1977). Dans le même ordre d’idée, on pourrait convoquer ici les travaux de Daniel Boyarin (2004 ; 2011 ; 2013) qui nous invitent quant à eux à relativiser les frontières entre judaïsme et christianisme au cours des premiers siècles de notre ère et à mettre en question l’idée d’une « partition » claire entre les deux cultures religieuses qui permettrait d’apprécier de manière parfaitement univoque les motivations des différents acteurs d’un drame comme celui de la prise de Jérusalem. Les thèses de Boyarin s’opposent tant aux accusations juives contre le discours chrétien coupable de s’approprier la Bible hébraïque qu’aux revendications chrétiennes concernant la nouveauté complète du message chrétien. Retour au texte

39 Price (2003). Retour au texte

40 Marie la chrétienne a une compagne, Clarisse, qui prend l’initiative de proposer le repas tecnophage. Retour au texte

41 Les traductions des différentes versions de la Vengeance nostre Seigneur sont les nôtres. Retour au texte

42

43 Le narrateur commente la mort de l’enfant en soulignant le fait que celle-ci accomplit la prophétie : « Ore est la parole Damedeu acomplie, / Il le dist et parla a la Pasque florie / Quant il sist sor l’anesse, si com [dit] l’estorie / et vint en Jursalem o bele compaignie, / la plora Damedex por ceste grant hascie ». (VNS Gryting, l. 74, v. 1669-1673) (A présent la prophétie de Notre Seigneur est accomplie, il l’a dit en parlant le jour des Rameaux, lorsqu’il était assis sur l’ânesse, comme le raconte l’histoire, et qu’il vint à Jérusalem en grande compagnie, c’est alors qu’il pleura sur cette grande destruction). Retour au texte

44 « C’est une fillette, elle l’avait doucement nourrie, elle la voit mourir à l’aube d’un jour clair ». Retour au texte

45 Dembowski (1969). Retour au texte

46 « Elle lui montre les restes [de l’enfant rôti] dont le bras était coupé, l’épaule droite et un des côtés ». Retour au texte

47 A la laisse 35, le narrateur rapporte les prophéties du Christ au discours direct et y insère le motif du cannibalisme maternel : « Je plor por ceste vile qui pour moi perira/[...]. Par dedanz la cité si grant cherté avra/Que la mere par fain son hanfant mangera » (VNS Gryting, l. 35, v. 694 ; 699-700). (« Je pleure sur cette ville qui périra à cause de moi [...]. Il règnera une si grande famine que la mère mangera son enfant »). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Yasmina Foehr-Janssens, « Le lait de la colère : la nourrice criminelle dans la dramaturgie des récits de guerre civile (De la Guerre des Juifs aux Tragiques) », Eugesta [En ligne], 7 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/eugesta/614

Auteur

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève
Yasmina.Foehr@unige.ch

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