La poésie de Sappho aux prises avec le genre : polyphonie, pragmatique et rituel (à propos du fr. 58 b)

DOI : 10.54563/eugesta.1039

Résumé

La publication récente d’un papyrus recueilli à Cologne a permis de compléter un poème de Sappho connu par quelques vers seulement. Portant sur la vieillesse, ce poème évoque l’exemple « mythique » de l’amour éprouvé par Aurore pour le jeune Phaon, qu’elle enlève. Du point de vue du genre entendu comme système, dans une culture particulière, des identités de sexe et des relations fondées sur les représentations de sexe à partir du donné biologique, ce poème est doublement intéressant : d’une part parce qu’il recourt à une langue poétique qui n’est pas spécifiquement marquée du point de vue féminin ; d’autre part en ce que que la relation que Sappho établit avec son un groupe de jeunes filles, destinataires du poème, n’est pas homologue à l’amour d’Eôs pour le jeune homme. Ce qui semble compter c’est le dépassement des maux de l’âge par la lumière de la beauté chantée dans une poésie à portée rituelle.

Plan

Texte

Entre poésie épique et tragédie, entre iambe et comédie, la Poétique d’Aristote passe sous silence le grand genre poétique pourtant le plus largement pratiqué dans les cités grecques en mutation : le mélos, mieux connu sous la dénomination trompeuse de poésie lyrique1. Aucune surprise à cette absence. Des poèmes qui ne sont pas essentiellement narratifs, des poèmes qui s’offrent à nous, du point de vue énonciatif, comme des actes de parole chantée n’ont pas leur place dans la réflexion d’Aristote sur les arts mimétiques. Les arts qui font l’objet de la Τέχνη ποιητική sont en effet des arts de la représentation, narrative et dramatique ; ces arts narratifs représentent des actions héroïques, des actions situées dans un passé que nous considérons comme « mythique ». En contraste, le poème mélique correspond à une action chantée ; sa performance est une action musicale qui s’inscrit en général dans une célébration cultuelle et par conséquent dans une séquence de pratiques rituelles dont le poème est partie intégrante. Par les stratégies énonciatives et performatives que l’on évoquera, le poème mélique est lui-même un acte de chant, et souvent un acte de culte2. C’est dire que les compositions méliques se distinguent, à travers différentes formes linguistiques singulières, par une forte présence du je qui chante, un je qui se décrit en train de chanter et qui est à distinguer du romatique « je lyrique ». Ce je auto-référentiel est régulièrement repéré dans le temps et dans l’espace. Par différents gestes de deixis, par différentes procédures de « monstration » verbale, ce repérage énonciatif et spatio-temporel renvoie au hic et nunc de l’énonciation ; ce repérage d’ordre discursif réfère à l’» ici » et au « maintenant » de la performance rituelle et musicale, que celle-ci soit singulière ou collective, « monodique » ou chorale.

1. Approche du mélos : procédures énonciatives et gestes déictiques

Dans cette mesure, des poèmes à considérer non pas comme des textes, mais comme des actes rituels chantés requièrent d’une part une approche d’analyse de discours, sensible aux procédures énonciatives qui font du poème un acte de chant ; en particulier du point de vue philologique, leur lecture ne saurait se contenter d’une linguistique de la phrase, mais elle exige une grammaire et linguistique du discours. D’autre part, ces repères énonciatifs renvoient à une situation de performance justiciable d’une approche d’anthropologie culturelle et sociale et, en ce qui concerne singulièrement l’Antiquité, une perspective d’anthropologie historique et d’ethnopoétique. Dans cet effort de traduction transculturelle, la question des identités et des relations culturelles et sociales de sexe est devenue un critère d’autant plus déterminant que les compositions relevant de la poésie mélique offrent des formes énonciatives marquées du point de vue du sexe : je ou nous poétiques grammaticalement aussi bien masculins que féminins ; et de même en va-t-il pour les formes du tu et du vous. Est-ce à dire que certaines formes méliques seraient réservées aux femmes, se distinguant par une langue et par une expression poétiques qui seraient spécifique de ces formes d’acte chanté ?

Comme je l’ai indiqué désormais à satiété, dans une poésie qui se caractérise par une forte présence des formes de la première personne, mais aussi par des allusions narratives au passé héroïque de la communauté que nous plaçons traditionnellement sous l’étiquette du « mythe », essentielle est la distinction opératoire (empruntée au linguiste français Émile Benveniste) entre deux niveaux d’expression verbale et discursive qui, de fait, se recoupent souvent : d’une part le niveau de l’» histoire » ou du « récit », marqué grammaticalement par les formes du il(s)/elle(s), du là-bas et de l’aoriste ; d’autre part le plan du « discours » caractérisé par les formes du je/tu (nous/vous), de l’ici et du maintenant. Dans les genres poétiques relevant du mélos, les formes du « discours » renvoient à la performance du poème mélique, une performance musicale et rituelle alors que celle du « récit » renvoie au mythe. Mais est également essentielle la distinction tout aussi opératoire tracée par le linguiste allemand Karl Bühler entre Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos. Cette distinction signale la double capacité de toute forme de discours d’une part de référer de manière interne à ce qui est dit tout en faisant appel à l’imagination de l’auditeur/lecteur, d’autre part de désigner verbalement ce qui est extérieur au discours ; ceci dans des gestes de deixis verbale qui prennent aussi appui sur le « Hier – jetzt – Ich System » correspondant à l’appareil formel de l’énonciation3.

Cette capacité de référence externe par les paramètres de l’énonciation du discours renvoie à la dimension pragmatique de tout énoncé verbal tout en permettant d’introduire une distinction essentielle en ce qui concerne l’expression poétique genrée : d’un côté par les formes grammaticales du je/nous et par les qualifications qui lui sont attribués, la figure du locuteur, en l’occurrence la persona poetica ; de l’autre celui ou celle qui en assume la position et l’éthos énonciatifs dans la réalité de la performance poétique. De même en va-t-il pour la position de l’interlocuteur correspondant aux formes du tu/vous. Dans la poésie mélique grecque en particulier, les « instances d’énonciation » singulières correspondent volontiers, dans la réalité de l’exécution musicale et rituelle du poème, à des groupes choraux ; la voix collective de ces groupes formés de jeunes gens ou de jeunes filles peut inclure ou non le poète auquel semble renvoyer la persona loquens. Cela est vrai parfois des poèmes de Sappho, mais surtout des Parthénées composés par Alcman que l’on abordera de manière allusive en guise de conclusion4.

2. Identités de la persona loquens et « gender »

Pour les quelques poèmes de Sappho à nous avoir été transmis soit par la tradition indirecte soit par les découvertes papyrologiques, l’attention des lecteurs et lectrices antiquisants s’est portée essentiellement sur la question de l’identité de la persona loquens ; et ceci en relation avec la nature des sentiments exprimés par ce je poétique dans les quelques poèmes fragmentaires qui nous sont parvenus sous le nom de la poétesse de Lesbos. Dès lors, autant les débats contemporains autour de la reconnaissance morale et légale de l’homosexualité, au sens moderne du terme, que la question du caractère naturel ou culturel des spécificités fondant les identités et les relations sociales de sexe (avec les représentations que l’on s’en fait) ont contribué, sans aucun doute, à renouveler nos lectures de la poésie attribuée par les Anciens à Sappho.

En question donc les relations amoureuses entre femmes qui s’expriment poétiquement dans les vers transmis sous le nom de « Sappho ». Aussi bien la perspective militante animée par la légitime défense des droits des homosexuel-les en ses débuts que le mouvement féministe particulier qui s’est attaché à la promotion des spécificités de l’ordre du « gender », au-delà de l’égalité des sexes, ont eu un effet herméneutique pour le moins surprenant et paradoxal. À la fin du siècle dernier, quelques hellénistes inspiré-es par « Lesbian studies », « gay studies » et « gender studies » se sont en effet entendu-es pour restituer à la poésie de Sappho les traits d’une « intimacy » qui serait spécifiquement féminine. Du même coup, ces lectures inspirées des études genre ont conféré à l’auteure de ces vers le rôle romantique du poète lyrique ; elle confierait à une écriture poétique ses propres affects passionnels. Essentiellement textuelle, la poésie de Sappho créerait une subjectivité spécifiquement féminine ; cette voix poétique serait susceptible d’être transmise à d’autres femmes tout en offrant la possibilité d’être assumée par ces femmes, de manière intersubjective. La conclusion serait donc que « Sappho’s poetry survived because it was designed to escape the tyranny of the performance culture and remain her ‘voice’, that is, to circulate as text from the beginning »5.

Si une telle position d’ordre textuel renforce la nécessité d’une séparation soigneuse entre qui compose le poème et qui le chante (et finalement le lit...), en revanche elle tend à confondre ce qu’une perspective énonciative tente au contraire de distinguer. D’ordre poétique, la persona loquens ne se confond pas avec la personne psycho-sociale de l’auteur. Avec ses positions énonciatives, avec son masque d’autorité, cette figure d’ordre verbal et discursif renvoie d’abord, et de manière indirecte, au poète défini non pas dans son identité biographique, mais par sa « fonction-auteur »6. Avant d’être une femme dévoilant, dans des formes de poésie écrite, l’intimité de ses passions amoureuses, Sappho est une animatrice en arts des Muses, et elle était sans doute perçue comme telle par les jeunes filles qu’elle met en scène et à qui elle s’adresse parfois ; elle apparaît en quelque sorte comme la chorège d’un groupe de jeunes filles qui suivent sous sa direction poétique une éducation musicale et rituelle collective. Cette formation musicale vise l’éclosion de la beauté féminine et de la maturité affective et sexuelle ; elle contribue à une construction culturelle, « anthropopoiétique » des genres. On va y revenir.

Est-ce à dire que la sensibilité à l’épaisseur énonciative du discours poétique nous met à l’abri de toute interprétation intimiste de la poésie de Sappho ? Est-ce à dire que la focalisation sur la pragmatique de la poésie enrichie d’une réflexion anthropologique nous préserve d’un retour aux interprétations psychologisantes des chants composés et mis en scène par la poétesse de Lesbos ? Dans une étude qu’il a consacrée à « la double conscience dans la poésie de Sappho », John J. Winkler, dans la meilleure des traditions anglo-saxonnes, explicite d’emblée l’approche qu’il nous propose de trois parmi les compositions les plus connues de la chorège de Lesbos : l’» hymne à Aphrodite » (fr. 1 Voigt), le poème sur la beauté et le désir (fr. 16 Voigt), et le poème « il me paraît être l’égal des dieux » (fr. 31 Voigt)7. Dans la perspective d’une réappropriation contemporaine du savoir poétique de Sappho et par ce qu’il dénomme « une sorte de bilinguisme culturel », Winkler propose de concilier deux approches différentes de la poésie de l’Antiquité : une approche philologique, fondée sur les acquis des prédécesseurs, et une approche fille de nos intérêts et de nos engagements du moment (féminisme, anthropologie, études gay, au-delà de toute censure et de tout tabou victorien). Dans le cadre d’une « anthropologie féministe », le philologue américain propose donc de s’interroger, dans la lecture de la poésie grecque, sur les représentations propres aux femmes ; elles seraient « cantonnées dans des aires privées féminines ». La Grèce préclassique offrirait ainsi l’exemple d’une politique du partage des espaces, doublée d’une politique sexuelle pensée en termes et en rapports de pouvoir ; de ce point de vue, le contraste entre les domaines ouverts fréquentés par les hommes et les aires confinées réservées aux femmes se superposerait à l’opposition traditionnelle entre public et privé.

En ce qui concerne plus spécifiquement la poétesse Sappho, les chants qui nous sont parvenus sous son nom relèveraient d’une sphère de publicité restreinte évoquant le privé à trois titres différents : parce que ces chants furent composés par une femme « dont la conscience est définie socialement comme extérieure au monde public des hommes » ; parce que ces poèmes sont destinés à des femmes qui évoluent, elles aussi, dans une sphère à caractère privé ; parce que ces compositions sont chantées dans des « rencontres poétiques » qui s’opposeraient aux cérémonies publiques des hommes, marquées par sacrifices et gestes rituels, à caractère volontiers initiatique. La démonstration est fondée en particulier sur la lecture du fr. 1 Voigt. Cette célèbre adresse à Aphrodite, qui assume la forme de l’hymne aux dieux, offrirait le témoignage de la « double conscience » de Sappho elle-même : conscience d’une part du monde homérique, marqué par les valeurs héroïques et masculines ; un monde auquel Sappho se référerait parce qu’elle « lit » Homère ( !) ; conscience d’autre part de sa propre féminité qui peut s’exprimer poétiquement par la transposition dans ses propres vers du monde homérique. Conclusion : « Les femmes dans une société à domination masculine sont dans la même position qu’une minorité linguistique vivant dans une culture où les actions publiques sont toutes effectuées dans la langue de la majorité (...). La conscience de Sappho, par conséquent, est nécessairement double et sa participation à la tradition littéraire publique subit toujours et inévitablement une certaine aliénation ».

Pour l’« hymne à Aphrodite », cela signifierait que, sur le mode intertextuel, Sappho reprendrait la relation conflictuelle qui, dans l’Iliade, oppose Diomède à Aphrodite pour la réorienter et faire au contraire de la déesse son alliée. Comme l’indique le recours au concept insidieux d’intertextualité, des poèmes composés pour la performance vocale chantée sont ici implicitement considérés comme des textes écrits. Dès lors la reformulation par une femme de la relation homérique avec la divinité s’inscrit implicitement dans une culture de l’écriture et de la littérature ; elle transformerait la relation poétique et rituelle de « Sappho » avec la déesse du désir érotique en une relation intime, médiatisée par l’écriture, de personne à personne. Ainsi, dans cette sphère littéraire du dialogue avec Aphrodite tendant au monologue avec soi-même, ce serait l’intériorité d’une femme qui s’exprimerait à partir de la lecture (sic !) d’Homère (« emblème du monde androcentré de la culture publique grecque ») ; s’y ajouterait un délicat usage de la métaphore. La conscience de Sappho serait en conclusion fondée sur un « investissement personnel et subjectif dans la contemplation sacrée et physique du corps de LA femme, comme métaphore et comme réalité »8 !

3. Pragmatique de la poésie mélique et « anthropopoiésis » genrée

Si une dimension personnelle joue sans doute un rôle important dans la poésie de Sappho c’est – ne l’oublions pas – à travers une diction poétique locale, pour un poème assumé collectivement et destiné à une performance rituelle ; c’est par l’intermédiaire d’une langue traditionnelle de poésie érotique dont les expressions sont reprises également par des poètes masculins ; c’est par le moyen d’une diction poétique s’appuyant sur des formes dialectales, un lexique, des tournures et des mètres s’inscrivant dans une tradition mélique traversant le masculin et le féminin ; c’est par le biais de rythmes strophiques qui renvoient à des exécutions musicales dansées, d’ordre souvent public ; c’est par des performances poétiques rythmées qui sont aussi des pratiques du corps, ritualisées. On est bien loin de la conception moderne d’une poésie mélique assimilée à la représentation romantique de la poésie lyrique et couverte par la notion littéraire d’une poésie écrite, en relation « intertextuelle » avec d’autres genres poétiques9.

Dans ce débat sur la féminité de la poésie de Sappho et sur la spécificité des émotions qu’elle semble exprimer, on s’est essentiellement focalisé sur l’instance d’énonciation, c’est-à-dire sur l’origo du « Hier-Jetzt-Ich System », comme cela a été mentionné en préambule. Par cette focalisation sur le « je lyrique » on a en quelque sorte mis entre parenthèses les paramètres qui définissent l’ancrage spatio-temporel de l’instance d’énonciation. De l’ordre du temps et de l’espace, ces repérages énonciatifs sont pourtant constitutifs de « l’ appareil formel de l’énonciation » ; par leur référence déictique (demonstratio ad oculos) au cadre spatio-temporel de la performance chantée, ils jouent un rôle central en particulier dans les formes poétiques qui, relevant du mélos, se caractérisent par leur très forte dimension pragmatique. De plus, par les procédés de la Deixis am Phantasma, ces mêmes compositions poétiques se réfèrent régulièrement à une situation passée, dans un espace différent de celui du hic et nunc. L’attention aux marques énonciatives du temps et de l’espace est donc en mesure d’éclairer également les subtiles relations que tisse tout poème mélique entre passé et présent : entre un passé et un espace héroïques qui nous apparaissent comme ceux du « mythe » et un présent poétique qui renvoie à l’hic et nunc de la performance du poème. Saisis dans les termes indigènes de τὰ ἀρχαῖα, τὰ παλαιά ou τὰ πατρῶα (les « temps anciens » ou les « actions des ancêtres »), les hauts-faits du temps des héros n’ont rien de fictif ; leur fiction entendue, au sens étymologique, comme fabrication se trouve en relation efficace et dialectique avec la situation d’énonciation indiquée dans le poème ; par cet intermédiaire énonciatif, elle est en relation avec sa conjoncture extra-discursive, d’ordre historique et culturel10. Ce « monde possible » n’a rien d’une « fable » ; sa cohérence sémantique et logique dépend des rapports établis avec le monde naturel et social externe, au moment de la création poétique, puis de la référence à la performance poétique elle-même, par le moyen des procédures combinées de la Deixis am Phantasma et de la demonstratio ad oculos.

Ainsi par l’intermédiaire de l’imagination créatrice qui se fonde sur une longue tradition en langue et en genres poétiques, par le biais de l’expression verbale scandée et rythmée, par le moyen des différentes procédures de la désignation énonciative, le récit grec qui nous apparaît comme « mythique » est pleinement intégré au système énonciatif qui fait de l’exécution du poème mélique une action poétique et musicale. Par des formes poétiques cadencées et par des formes de « performance » ritualisées, le récit héroïque relatif au passé de la communauté civique entretient un processus de construction et d’identification « anthropopoiétiques », marquées par les représentations de sexe, autour d’une mémoire partagée. En acte, le « mythe » contribue à la fabrication de l’être social, dans son identité culturelle et religieuse, dans son identité de sexe également. Par ce support pragmatique et collectif, le récit « mythique » contribue à la construction sociale et culturelle des individus impliqués dans le processus « anthropopoiétique » de la performance musicale et rituelle11. Cette dernière constitue le centre de l’éducation chorale qui est au fondement d’une culture grecque à définir comme « chorus and song culture ». Les partenaires de la célébration poétique chorale sont les protagonistes d’un processus d’éducation musicale dans lequel la relation érotique asymétrique entre les membres du groupes choral et la personne qui le dirige joue un rôle essentiel : relation non pas homosexuelle, mais homophile, puisque cette relation homoérotique, pour les adolescentes aussi bien que pour les adolescents, est passagère, assumant un caractère initiatique ; relation en constant décalage dans la mesure où elle endosse une fonction de transition vers les relations hétérosexuelles de l’adulte ; relation à nos yeux paradoxale puisqu’elle contribue à la maturité sexuelle et affective des individus par le biais d’une expression poétique ritualisée et collective12. À partir d’une langue poétique et de formes d’exécution musicale communes, cette éducation musicale et érotique à caractère initiatique prépare à des rôles sociaux et culturels nettement marqués du point de vue des identités de sexe : mariage, maternité et rôles cultuels pour les jeunes filles, métier de soldat et partage du pouvoir politique pour le jeunes gens.

Mais la réalité de la poésie grecque en performance échappe à ce qu’un telle logique binaire pourrait avoir de rassurant. Recoupements et ambiguïtés de « gender » dans la poésie mélique préclassique, notamment du point de vue des identifications de sexe, sont en particulier illustrés par la poésie de Sappho. C’est là le propos que l’on voudrait illustrer à l’exemple d’un seul poème fragmentaire, en partie complété par la publication récente d’un nouveau papyrus.

4. Dégradante vieillesse et immortelle jeunesse : fr. 58 b Voigt

Nos lectures contemporaines de la poésie de Sappho reposent sur un patient travail de reconstitution philologique du texte – on l’oublie trop souvent. De même que l’établissement du texte est inséparable des procédures interprétatives, de même nos tentatives de traduction transculturelle de discours poétiques grecs en acte passent par la philologie. Technique philologique et herméneutique du texte dans une visée paradigmatique dépendent en effet tous deux de choix d’ordre sémantique ; et dans les paramètres de ces choix, opérateurs de la traduction transculturelle, le critère du « gender » a désormais acquis sa place et sa pertinence.

Ainsi en va-t-il pour un nouveau poème fragmentaire de Sappho, fondé sur l’assemblage revisité de trois morceaux de papyrus. La confrontation philologique de deux fragments du même papyrus d’Oxyrinque avec un papyrus de Cologne, de publication toute récente, et une citation de deux vers attribués à la poétesse de Lesbos par Athénée nous offre désormais la fin d’un poème nouveau (fr. 58 a) et probablement l’entier d’une autre composition (fr. 58 b). Formée d’une séquence de deux choriambes intégrés à un hipponactéen acéphale, la période rythmique de ces deux poèmes indique qu’ils appartenaient au livre IV de l’édition alexandrine de Sappho13. Voici le texte et la traduction du deuxième poème :

                         ἰ]ο̣κ[ό]λ̣πων κάλα δῶρα, παῖδεϲ,
                         τὰ]ν̣ φιλάοιδον λιγύραν χελύνναν·
                         ] π̣οτ̣’ [ἔ]ο̣ντα χρόα γῆραϲ ἤδη
                         ἐγ]ένοντο τρίχεϲ ἐκ μελαίναν·
5          βάρυϲ δέ μ’ ὀ [θ]ῦμο̣ϲ̣ πεπόηται, γόνα δ’ [ο]ὐ φέροιϲι,
           τὰ δή ποτα λαίψηρ’ ἔον ὄρχηϲθ’ ἴϲα νεβρίοιϲι.
           τὰ 〈μὲν〉 ϲτεναχίϲδω θαμέωϲ·  ἀλλὰ τί κεν ποείην ;
           γήραον ἄνθρωπον ἔοντ’ οὐ δύνατον γένεϲθαι.
           καὶ γάρ π̣[ο]τ̣α̣ Τίθωνον ἔφαντο βροδόπαχυν Αὔων·
10        ἔρωι φ̣ ̣ α̣ ̣θ̣ε̣ιϲαν βάμεν’ εἰϲ ἔϲχατα γᾶϲ φέροιϲα[ν,
           ἔοντα̣ [κ]ά̣λ̣ο̣ν καὶ νέον,  λλ’ αὖτον ὔμωϲ ἔμαρψε
           χρόνωι π̣ό̣λ̣ι̣ο̣ν̣ γῆραϲ, ἔχ̣[ο]ν̣τ̣’  θανάταν ἄκοιτιν.
                        ]ιμέναν νομίϲδει
                        ]αιϲ ὀπάϲδοι
15        ἔγω δὲ φίλημμ’  ἀβροϲύναν, ]τοῦτο καί μοι
            τὸ λά[μπρον ἔροϲ τὠελίω καὶ τὸ κά]λον λέ[λ]ογχε. ⊗

                       ...] les beaux dons (des Muses) à la ceinture de violette, jeunes filles,
                       ...] la lyre sonore, qui aime le chant.
                       ...] la peau qui était autrefois (délicate), la vieillesse désormais
                       ...] noire, la chevelure est devenue (blanche),
5         mon cœur s’est alourdi, mes genoux ne me portent plus,
           qui autrefois m’entraînaient dans la danse légère,
                         comme dans la ronde des biches
           ( ?) souvent je soupire. Mais que puis-je faire ?
           À l’être humain il n’est pas possible d’échapper à la vieillesse.
           On rapportait en effet à propos de Tithônos qu’un jour
10       Aurore aux bras de rose, saisie par le désir, monta (sur la coupe du soleil ?)
           pour emmener aux confins de la terre le beau jeune homme.
           Mais avec le temps l’âge qui blanchit le gagna,
                        lui qui avait une épouse immortelle.
                        ...] il estime
                        ...] puisse-t-il accorder.
15       Moi, j’aime le raffinement luxuriant (de la jeunesse)...] ceci, et à moi
           le désir du soleil m’a donné en partage l’éclat et la beauté.

De même que le célèbre fr. 31 Voigt qui énumère les différents indices organiques de la passion amoureuse, le nouveau poème fait le catalogue des marques physiques de la vieillesse : peau ridée, cheveux blancs, cœur lourd, genoux qui cèdent. De même que dans le poème à l’incipit fameux « il me paraît... », chacune des manifestations mentionnées comme signes de l’âge trouve son correspondant dans la poésie homérique et surtout dans ce qui nous reste de la poésie mélique. Rappelons simplement l’incipit d’un poème célèbre d’Anacréon : « Désormais nos tempes sont blanches, la chevelure chenue ; la grâce de la jeunesse est passée »14.

Le constat s’opère dans le hic et nunc de l’énonciation. Les symptômes de la vieillesse sont assumés par différentes formes du je poétique, dans un présent et dans un espace implicite qui correspondent tous deux à ceux de l’exécution du poème. Leur description « autobiographique » débouche sur une question proche de celle que, sur la scène attique, formule souvent le héros tragique quand il est confronté à la nécessité de son destin ; ici, non pas « que dois-je faire ? » (τί δρῶ ;), mais « que pourrais-je faire ? » (ἀλλὰ τί κεμ ποείην ; vers 7). Le sujet poétique est ici confronté non pas à la mort, mais à l’étape de vie qui la précède : la vieillesse. Comme c’est volontiers le cas dans la poésie mélique, le propos suscité par la situation présente ne saurait être mieux illustré que par un exemple tiré du passé héroïque.

Du point de vue énonciatif, on assiste donc à un passage très régulier des formes du je, de l’« ici » et du « maintenant » à celles de la troisième personne, de l’aoriste et du « là-bas ». Comme c’est souvent le cas dans les différentes formes de la poésie mélique, le passage du niveau du « discours » à celui du « récit » est assuré par un énoncé gnomique : « À l’être humain il n’est pas possible d’échapper à la vieillesse » (vers 8). Par sa neutralité énonciative, dans l’absence de repérage spatio-temporel précis et dans sa forme impersonnelle, la sentence résume en termes généraux et abstraits la situation présente pour permettre de la projeter dans le passé. Identique est la procédure articulant l’argument figuré du fameux fr. 16 Voigt qui focalise sur la figure de la belle Hélène la réponse poétique à donner à la question générale de la définition de la plus belle chose (κάλλιστον). Mais les phases constitutives de l’argument figuré sont organisées de manière différente : d’abord l’énoncé général (modifié par le je poétique) – « la plus belle chose, c’est ce que l’on désire (amoureusement) » ; puis la situation tirée des ἀρχαῖα – l’exemple d’Hélène, emmenée par Aphrodite à Troie, à la fois objet et sujet de désir ; enfin la situation présente (en relation par la mémoire avec une situation récente) – le souvenir et l’évocation de la belle Anactoria.

L’histoire du rapt de Tithônos par Éôs est racontée par le rhapsode de l’Hymne homérique à Aphrodite ou, plus exactement, par Aphrodite elle-même telle que la met en scène le narrateur de l’hymne rhapsodique. En raison de son union avec la déesse Anchise craint d’être atteint de consomption, sinon d’impuissance. La déesse rassure son amant en lui promettant un fils ; ce sera Énée. Puis elle lui donne l’exemple de deux jeunes gens à l’insigne beauté qui se sont unis à une divinité : d’abord Ganymède à qui Zeus accorda non seulement l’immortalité, mais aussi une éternelle jeunesse ; puis Tithônos enlevé par Aurore qui demanda à Zeus pour son jeune amant l’immortalité tout en omettant de mentionner la jeunesse. Ainsi condamné à connaître la déchéance de l’âge en dépit de l’immortalité, Tithônos sera éternellement frappé par une vieillesse accablante, corps sans force réduit à un flux vocal ininterrompu15. On n’a pas manqué de relever les analogies linguistiques qu’offrent le récit de l’Hymne homérique et celui composé par Sappho16. Que les deux récits dépendent ou non d’un « modèle » commun, le récit de Sappho est focalisé sur le contraste entre la jeune beauté puis la vieillesse chenue du compagnon d’une épouse immortelle. Si elle semble gommer la triste fin connue par Tithônos dans son éternité, la version présentée par le poème de Sappho est centrée sur le transfert du jeune homme, par un moyen que le texte fragmentaire ne permet pas d’identifier avec la coupe du soleil, vers les confins de la terre habitée ; elle est centrée sur la motivation de son enlèvement par Éôs aux bras de rose : le désir érotique.

Ni le transfert, ni éros ne sont mentionnés dans la version homérique. Même si l’allusion à la coupe dans le récit poétique n’est sans doute que l’effet d’une lecture erronée du papyrus, la double focalisation du récit revisité par Sappho sur le transfert de Tithônos et sur sa motivation érotique trouve sans doute sa raison dans le mouvement énonciatif qui marque les vers qui devraient constituer la fin du poème. Complétés par une citation d’Athénée remontant à un Péripatéticien, les quatre vers apparemment conclusifs qu’offre le Papyrus d’Oxyrinque manquent dans le Papyrus de Cologne. Cette absence s’explique sans doute par la fonction propre à chacun des deux papyrus : si le texte offert par le Papyrus d’Oxyrinque (IIe siècle après J.-C.) correspond probablement à l’édition alexandrine des poèmes de Sappho, le Papyrus de Cologne (qui date quant à lui sans doute du début du IIIe siècle avant J.-C.) transcrit le texte d’une anthologie de poèmes méliques centrés sur le chant et l’amour ; cette anthologie était destinée soit aux réunions symposiaques, soit à un usage didactique. Quoi qu’il en soit, le « tetrastico », loin d’être indépendant, marque un retour affirmé au je de la persona cantans ; ce retour à l’instance d’énonciation est attendu dans tout poème mélique17. Comme on le verra encore, ce mouvement de retour énonciatif est offert en particulier par le nouveau poème de Sappho (fr. 58 a) qui précède le fr. 58 b dans le Papyrus de Cologne ; après un probable contraste entre la vie sous terre et la réjouissance festive et musicale (θαλία), on assiste à un retour au chant présent du poème, repéré par la forme performative à la première personne « je chante » (ἀείδω, vers 8) ; ce mouvement est anticipé par la présence d’un double νũν dans les vers qui précèdent18.

Ainsi, une fois encore, la perspective ici ne saurait être purement philologique, basée qu’elle serait sur une syntaxe et une sémantique de la phrase. L’approche est inspirée par l’analyse des discours qui se fonde sur la logique syntaxique et sur la logique sémantique du texte considéré comme discours, avec la prise en compte de sa pragmatique et de ses conditions d’énonciation et de fruition.

Dans les vers de conclusion du poème 58 b, en contraste avec la vieillesse fixée dans l’éternité par le récit de Tithônos, le sujet poétique chante donc son amour pour le charme de l’abondance qu’exerce la ἁβροσύνη. Dans ce retour conclusif au présent de l’énonciation le je revient à un passé récent auquel l’usage de la forme grammaticale du parfait λέλογχε, vers 16) donne à ce passé proche une persistance jusque dans ce présent : par l’amour du soleil, la persona loquens est installée dans la permanence de l’éclat de la beauté. Les différents niveaux temporels que le poème dessine viennent coïncider dans ce présent atemporel. Par l’usage des temps grammaticaux, le contraste est achevé entre la vieillesse qui a « saisi » (ἔμαρψε, vers 11 ; à l’aoriste) et l’amour de la lumière du soleil qui échoit en partage dans la durée (λέλογχε, vers 16, au parfait, comme indiqué) ; on remarquera qu’Athénée comprend cet amour pour le soleil comme le désir de vivre.

5. L’immortalité par le désir érotique et la musique

Quoi qu’il en soit d’une éventuelle allusion à Phaon, un vieux passeur qu’Aphrodite récompense d’un service rendu en lui accordant jeunesse et beauté ; quoi qu’il en soit de l’amour que Sappho aurait nourri pour un homme qu’elle avait souvent chanté ; quoi qu’il en soit d’un vieillard qui, rendu à la jeunesse par la déesse de l’amour, porte dans son nom celui de la lumière du soleil, le désir érotique éprouvé pour le soleil a donné en partage au je poétique splendeur et beauté (si ce n’est pas éros lui-même qui a gagné pour le je l’éclat et la beauté du soleil, selon la compréhension syntaxique que l’on a de ce vers 16). En principe conclusif, ce vers apporte une réponse à la question posée en guise d’introduction à l’exemple « mythique » de Tithônos19 : le moyen d’échapper aux symptômes du progrès inexorable de l’âge, le sujet poétique le trouve dans le désir érotique participant à une lumière solaire qui évoque la beauté. Ce désir est exprimé dans et par le poème lui-même ; c’est la poésie qui, moins par la mémoire que dans la performance présente, entretient la continuité de l’amour pour la beauté lumineuse ; cette continuité est marquée grammaticalement par l’usage du parfait20. On relèvera que, en une structure en anneau, le vers 16 consacré au désir érotique du soleil et par la permanence implicite par la poésie offre la réponse à la question « tragique » posée au vers 7 : « Mais que pourrais-je faire ? ».

Si l’on se réfère à l’iconographie un peu plus tardive, fréquentes sont les représentations du jeune Tithônos tenant une lyre avec laquelle il tente parfois de se défendre des avances d’Éôs ; ces images font de l’adolescent un jeune chanteur21. Ces représentations imagées invitent à voir inscrite dans le récit de l’enlèvement de Tithônos par Aurore la fonction temporelle qu’assume le chant dans le poème de Sappho : par l’amour la poésie assure à la jeune et lumineuse beauté une permanence et sans doute une forme d’immortalité qui va au-delà des maux de la vieillesse et des aléas de la mortalité. C’est ce qu’exprime, en creux, le fameux fragment 55 :

κατθάνοισα δὲ κείσηι οὐδέ ποτα μναμοσύνα σέθεν
ἔσσετ' οὐδὲ †ποκ'† ὔστερον· οὐ γὰρ πεδέχηις βρόδων
τὼν ἐκ Πιερίας· ἀλλ' ἀφάνης κἀν Ἀίδα δόμῳ
φοιτάσηις πεδ' ἀμαύρων νεκύων ἐκπεποταμένα

Morte tu seras gisante, sans que personne n’ait souvenir (μναμοσύνα) de toi
<ni maintenant ni plus tard>, non personne pour l’avenir ;
car tu n’as pas part aux roses de Piérie, mais invisible,
même dans la demeure d’Hadès tu erreras, avec les morts ombreux, envolée22.

Par ailleurs, la probable conclusion du chant évoquant l’amour d’Aurore pour Tithônos n’est pas sans rappeler l’argument développé au terme du fr. 16 : affirmation énonciative forte du sentiment de la personne poétique en je en contraste avec ce qui a été évoqué de manière générale, à partir d’une réflexion poétique commune sur l’amour que provoque la beauté23. « Comme j’aspire à voir sa démarche charmante » (fr. 16, 17)/» Moi, j’aime le raffinement luxuriant » (de la jeunesse ; αβροσύνη fr. 58 b, 15), en contraste explicite avec les chars de Lydie ou les fantassins en armes dans le poème 16 et en contraste implicite avec les effets physiques de la vieillesse dans le poème 58 b. Dans les deux cas, il s’agit de superposer à une réalité rejetée une situation souhaitée ; dans le fr. 16, le déplacement est spatial et le charme d’Anactoria absente est évoqué par la mémoire poétique sur le lieu même de la performance du poème ; dans le fr. 58 b, c’est la distance temporelle qui est abolie par l’évocation présente et poétique de la jeunesse en dépit de la vieillesse qui s’est abattue sur la persona loquens. Dans les deux poèmes, le véhicule de la convergence vers le présent et de la coïncidence en lui est offert par la beauté du corps féminin ; dans les deux cas, le déplacement et la superposition spatio-temporelles sont opérées par le poème, dans la performance du chant lui-même.

6. Identités poétiques marquées par le genre

Serait-ce à dire que le poème complété grâce au Papyrus de Cologne apporterait un nouveau témoignage d’un dialogue intérieur s’inscrivant dans une poésie devenue littérature pour exprimer une intimité et une sensibilité spécifiquement féminines ? Le poème ne se conformerait-il pas en définitive au modèle de l’expression (poétique) de l’intériorité d’une femme dans la contemplation de la beauté du corps féminin, selon l’hypothèse déjà mentionnée et formulée pour la poésie de Sappho par Winkler ? Ou constituerait-il peut-être « a personal and artistic manifesto » comme le suggérait Gregory Nagy sur la base d’un texte encore partiel24 ? À elle seule, l’adresse initiale du poème à un groupe de jeunes filles (παῖδες, vers 1) empêche de donner à ces questions successives une réponse affirmative. Cette adresse collective rappelle la désignation des jeunes filles qui participent aux groupes choraux chantant les poèmes parthénées d’Alcman ; elle n’est pas sans évoquer l’adresse aux « jeunes filles à la voix de miel et au chant sacré » appelées à assister le je poétique atteint par l’âge dans le fameux fragment comparant le poète viellissant à l’alcyon de la fable porté par des oiselles plus jeunes25. Aussi intime qu’elle puisse paraître, l’expérience affective résultant des effets rajeunissants du spectacle de la beauté féminine est partagée dans le poème de Sappho avec un groupe de jeunes filles. On identifiera volontiers ce groupe, probablement choral, de παῖδες avec le cercle des très jeunes femmes que Sappho forme à l’éclosion d’une beauté qui signifie l’accès à la maturité sociale et symbolique de l’adulte26.

De ce point de vue, il convient de se référer à la fin du chant, malheureusement tout à fait fragmentaire (fr. 58 a), qui précédait le poème 58 b dans l’anthologie poétique dont le Papyrus de Cologne porte pour nous le témoignage, dans une organisation bien différente de l’édition alexandrine attestée par le Papyrus d’Oxyrinque27.

             ] ̣ου̣[
             ] ε̣ὔχ̣ο̣μ̣[
             ] ̣νῦν θαλία γε̣[
             ] ̣ν̣έρθε δὲ γᾶϲ γε̣[νοίμα]ν̣·

5            ] ̣ ̣ν̣ ἔχο̣ι̣ϲαν γέραϲ ὠϲ̣ [ἔ]οικεν
             ]ζ̣οῐεν̣, ὠς νῦν ἐπὶ γᾶϲ ἔοιϲαν
             ] λιγύραν [α]ἴ κεν ἔλοιϲα πᾶκτιν
             χε]λύ̣ν̣ν̣αν̣ ̣αλαμοιϲ  ἀείδω. ⊗

           ...] maintenant, la fête fleurissante [...
           ...] mais sous terre [...
elle     ...] détenant à ce qu’il semble le don
           ...] comme elle qui se trouve maintenant sur terre

            ...] sonore, si un jour saisissant la harpe
            ...] ... belle, ô Muse, je chante.

D’une part, ces vers tracent une opposition entre l’actualité de la célébration musicale évoquée sur terre, dans le présent de l’énonciation (νῦν aux vers 3 et 6), et le moment où l’homme (ou la femme) se trouve sous terre. Ce contraste entre deux moments et deux lieux différents rappelle le jeu spatio-temporel du poème 58 b, repris dans l’édition alexandrine de Sappho ; à cette différence près que la personne (féminine) désormais sous terre semble non pas souffrir des maux de la vieillesse, mais disposer d’un don (γέρας vers 4) particulier28. Par ailleurs la valeur performative de la déclaration auto-référentielle finale (ἀείδω, vers 8) donne à la parole poétique, inspirée par la Muse, toute sa force : c’est apparemment à nouveau le chant accompagné sur la harpe qui assure, dans la performance musicale présente, la permanence de la beauté, en contraste probable avec la mort. Qu’il s’agisse du passé ou du futur, le chant mélique permet, au moment même de son exécution musicale hic et nunc, d’échapper au destin du mortel dans sa finitude. Il s’agit là de l’un des fondements de la poétique grecque préclassique, que le poème qui réalise cette fonction immortalisante soit composé puis chanté par un homme ou par une femme.

Précisément du point de vue de la différenciation des identités de sexe, le poème 58 b ne manque pas de surprendre. S’il est probable que dans le poème 16 la persona cantans s’identifie en partie avec Hélène (l’héroïne qui aime et que l’on aime)29, la personne poétique du poème 58 b peut être référée à Tithônos, condamné à la vieillesse, mais survivant grâce à la musique. Par ailleurs, en tant qu’adulte, la persona cantans dans ce poème peut aussi correspondre en partie à Aurore, elle-même saisie par le désir érotique. Mais l’objet du désir amoureux est un jeune homme dans le récit héroïque alors qu’il est une jeune fille telle Atthis ou Gongyla dans la réalité poétique du groupe de Sappho. Sans doute déterminante, l’interrogation sur les identités de sexe induite par le critère du « gender » désigne des identités poétiques qui, du point de vue des relations sociales entre les sexes, sont composites et qui peuvent être assumées, suivant les circonsatances, par des partenaires aussi bien masculins que féminins.

Entre « récit » et « discours », l’éthos même que la conduite du poème attribue à la persona cantans (grammaticalement simple « instance d’énonciation ») s’inscrit vraisemblablement dans la « double layered semantic fluidity » décrite par Dimitrios Yatromanolakis ; non pas une « textual plasticity », mais une plasticité discursive dépendant en effet d’une « contextual plasticity »30. Reportée sur le plan énonciatif et par conséquent discursif, sans doute est-ce cette plasticité sémantique générale du mélos qui, combinée avec la polyphonie des poèmes méliques, peut expliquer la reprise probable des poèmes de Sappho par les convives masculins des symposia, dans l’Athènes du Ve siècle ; et ceci à l’écart de toute intimité spécifiquement féminine puisque l’association des παῖδες dans la position énonciative de l’interlocuteur au vers initial fait du poème sur les maux de la vieillesse une expression ritualisée, quasi chorale31. Cette adresse initiale et quasi chorale aux παῖδες peut évoquer l’adresse au παἲς singulier qui marque tant de séquences de distiques élégiaques dans le corpus des Théognidéa ; c’est en particulier le cas dans les poèmes élégiaques « pédérotiques » ( !) réunis dans le second livre, et destinés à la reprise au symposion, pour animer poétiquement la relation homophile entre le jeune éromène et l’éraste adulte. Dans la recontextualisation, cette plasticité et cette polyphonie discursives et énonciatives permettent de traverser les identités masculine et féminine.

Autant du point de vue des positions énonciatives que des rôles marqués par les identités de sexe, il conviendrait de comparer les poèmes de Sappho de Lesbos avec les poèmes qu’à la même époque, à Sparte, Alcman composait pour des groupes choraux de jeunes filles. Indépendamment de contextes politiques très différents, les Parthénées offrent une position énonciative, qui du point de vue de la relation initiatique d’homophilie, inverse de deux points de vue la perspective généralement offerte par les poèmes de Sappho. Si dans ces derniers le je poétique correspond à l’adulte touché par le désir pour une adolescente parvenant à la fleur de l’âge, dans le parthénée du Papyrus Mariette, ce sont les jeunes choreutes, tendant par le chant poétique à la maturité érotique, qui chantent l’éclat d’une chorège dans la pleine éclosion de la grâce physique et vocale ; de plus, les énoncés poétiques chantés par ces jeunes files sont composés par un poète masculin. Par ailleurs, de même que dans le poème 58 b de Sappho, le modèle héroïque évoqué dans le parthénée d’Alcman correspond à une figure masculine : le couple des Dioscures dans leur lutte pour la conquête de jeunes filles, héros cavaliers et rivaux en amour des Hippocoontides. Par le jeu entre le « mythe » et la réalité poétique, la relation « homosexuelle » présente se fonde, dans le chant d’Alcman comme dans celui de Sappho, sur l’exemple héroïque d’un rapport hétérosexuel : amours des νέοι que sont à Sparte les Dioscures pour des jeunes filles anonymes (les Leucippides ?) ; amour de la belle Aurore pour le jeune Tithônos à Lesbos ; ainsi en va-t-il d’ailleurs aussi dans le fr. 16 où la figure héroïque ambiguë que constitue Hélène est engagée dans une relation érotique hétérosexuelle et adulte avec Pâris (qui n’est pas nommé). Si différence sexuée il y a, importe surtout le sens de la relation érotique « mythique » en rapport avec l’âge de la persona loquens : probables jeunes filles enlevées par des νέοι à Sparte, dans l’exemple héroïque allégué par le chant d’Alcman ; jeune homme enlevé par une femme à Lesbos, pour le récit mis en scène dans le poème de Sappho. Sappho-Tithônos sans doute, mais aussi Sappho-Aurore, dans des positions énonciatives auxquelles les παῖδες, adolescentes, sont associées32.

De plus, du point de vue extradiscursif, si la tradition de la poésie érotique préclassique à Sparte offre la possibilité à un poète masculin et adulte de composer des chants d’amour homophile assumés par un groupe de jeunes filles, cette même tradition donne à Sappho une double possibilité : à Lesbos la poétesse adulte assume, dans sa « fonction-auteur », la position d’Alcman et, du point de vue énonciatif, en quelque sorte le rôle d’Hagésichora, la chorège et maîtresse de cérémonie du parthénée spartiate. Le brouillage des rôles de genre combinés avec ceux des classes d’âge est tel qu’il conviendra de consacrer à une telle comparaison une autre étude33. C’est là le paradoxe d’une « anthropopoiésis » poétique complexe quant aux identités énonciatives et narratives de sexe.

 

Pour l’instant et pour conclure, il ne reste plus qu’à chanter avec les compagnes de Sappho les trois vers du célèbre et très bref fr. 150 Voigt :

οὐ γὰρ θέμις ἐν μοισοπόλων †οἰκίαι
θρῆνον ἔμμεν'· οὔ κ' ἄμμι τάδε πρέποι

La règle ne le permet pas :
le thrène n’a pas sa place dans la maison des Muses,
cela ne saurait nous convenir.

Non contente d’écarter vieillissement et mort, la pratique des arts des Muses, figures de l’adolescence et de la beauté féminine s’il en est, permet la perpétuation de la mémoire par le chant34. Mnémosyné, leur mère, n’est-elle pas l’incarnation même de cette fonction anthropopoiétique de la poésie rituelle grecque ? n’est-elle pas la représentante inspiratrice d’une mémoire collective susceptible de configurer par l’acte poétique les mémoires individuelles au sein de la communauté civique, principalement les hommes, mais les femmes également ?

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Winkler J. J., (1981), « Gardens of nymphs : public and private in Sappho’s lyrics », in H. P. Foley (ed.), Reflections of Women in Antiquity, New York – London : Gordon et Breach, 63-89 (repris dans The Constraints of Desire. The Anthropology of Sex and Gender in Ancient Greece, New York – London (Routledge) 1990a : 162-187 = Désir et contraintes en Gréce ancienne, trad. par S. Boehringer et N. Picard, Paris : EPEL, 2005 : 305-352).

Winkler, J. J. (1990b) « Sappho and the Crack of Dawn (frag. 58 L.-P.) », Journal of Homosexuality 20 : 227-233

Yatromanolakis D., (2007), Sappho in the Making. The Early Reception, Cambridge Mass. – London : Harvard Univerity Press (Center for Hellenic Studies).

Yatromanolakis D., (2008), « P. Colon. Inv. 21351 + 21376 and P. Oxy. 1787 fr. 1 : Music, Cultural Politics, and Hellenistic Anthologies », Ellenika 58.2 : 237-255.

Notes

1 Partie d’un essai plus large intitulé «  La mémoire poétique dans les chants de Sappho : Performance musicale et création sociale » et encore non publié, le commentaire du nouveau fr. 58 (b) de Sappho a été proposé oralement à l’occasion de la rencontre «  Sexualité érotique dans la poésie grecque (autour de l’ouvrage de John J. Winkler, Désir et contraintes en Grèce ancienne, Paris, EPEL, 2005, traduit par S. Boehringer et N. Picard) », le 22 février 2006 au Centre Louis Gernet (désormais AnHiMA) à Paris. Retour au texte

2 Les raisons qu’on a pu alléguer pour cette absence paradoxale sont énumérées par Guerrero, 2000 : 30-35 ; voir aussi, en relation avec le poème mélique considéré dans sa dimension performative d’acte de chant, ma propre contribution de 1998  : 98-99 et 108-110, ainsi que 2006  : 47-54. Lectrices et lecteurs voudront bien excuser la tendance à l’auto-référence érudite marquant l’étude qui suit ; sans doute effet de l’âge, elle est aussi motivée par le souci d’éviter le réitération de références présentes dans des études mentionnées. Retour au texte

3 Références classiques d’une part à Benveniste, 1966  : 237-250 et 258-266, ainsi que 1974  : 79-88, d’autre part à Bühler, 1934  : 102-148 ( = 1990  : 137-157). Pour la poésie grecque en particulier, voir mon étude de 2004 ainsi que l’utile mis au point d’Edmunds, 2008. Retour au texte

4 Le caractère choral de plusieurs poèmes de Sappho a été relevé avec pertinence par Lardinois, 1996  ; quant à Ferrari, 2007  : 11-12 et 39-46, il a récemment reposé la question du public de Sappho. Retour au texte

5 Stehle, 1997 : 287-311 et 322-325 (p.  323 pour la citation ; cf. aussi p. 288 : «  a seductive atmosphere apart from family life must have fused women’s individual ties into a common intimacy  »)  ; dans le même sens vont les remarques de duBois, 1995 : 107-111 (en rapport avec l’émergence de l’«  individu  ») ou de Greene, 1996 : 236-243 («  gender specificity  » dans une intimité poétique en réaction contre l’ordre patriarcal et les représentations phalliques du désir amoureux...) ; pour une perspective féministe plus équilibrée, voir Mc Intosh Snyder, 1997 : 2-3. On lira à ce propos la saine réaction de Gentili & Catenacci, 2007b, évidemment mâles philologues ; pour une perspective féminine francophone, voir Bruit Zaidman & Schmitt Pantel, 2007 : 27-38. Retour au texte

6 Sur les notions de masque d’autorité et de «  fonction-auteur  », voir Calame, 2005  : 14-36. Retour au texte

7 Winkler, 1990a  : 162-166  = 2005  : 305-312. Sur la controverse, réanimée par des lectures féministes de la poésie de Sappho, quant au caractère (homo)sexuel des sentiments érotiques qui s’y expriment, voir en dernier lieu Boehringer, 2007  : 43-66. Retour au texte

8 Winkler, 1990a  : 174-175, 186 et 187  = 2005  : 329, 350 et 352 pour les citations. En introduction à l’ouvrage de 2005  : 26-34, j’ai tenté de montrer l’absence de pertinence du concept opératoire d’intertextualité pour une poésie de composition, de performance et de tradition en grande partie orales. Retour au texte

9 Dans les études de 1998/2008, puis de 2006b, j’ai essayé d’indiquer les malentendus entretenus par l’application du concept moderne de «  lyrique  » à la poésie mélique grecque, successivement du point de vue historique, puis du point de vue comparatif. Retour au texte

10 «  Fiction  » selon la définition qu’en donne Borutti, 2003  : 75-78. Retour au texte

11 Sur le concept d’«  anthropopoiésis  », voir notamment la contribution de Remotti, 2003  : 36-69. Le rôle essentiel joué par la performance poétique pour le mythe grec, considéré comme acte religieux, est mis en évidence par Leduc, 2004  : 490-500. Retour au texte

12 Quant aux lieux et aux procédures de l’éducation musicale et gymnique grecque en complémentarité masculine et féminine, cf. Calame, 2009  : 119-175, avec les références de rigueur aux nombreuses études à ce propos  ; pour la construction «  anthropopoiétique  » de l’adulte par le biais des rituels d’initiation tribale en particulier en Grèce antique, voir les autres références bibliographiques nombreuses données dans Calame, 2003  : 149-166. Retour au texte

13 P. Oxy. 1787, frr. 1 et 2 ainsi que P. Köln Inv. Nr. 21351 complétés par Ath. 15, 687b qui cite lui-même, pour deux vers de Sappho, Cléarque fr. 41 Wehrli  ; nouvelle édition par Gronewald & Daniel, 2004a et 2004b, puis 2007  ; réexamen complet du texte (avec bibliographie exhaustive) par Yatromanolakis, 2008, et par Obbink, 2009, dont je reprends le texte ici, avec la permission du Center for Hellenic Studies à Washington (cf. http://chs.harvard.edu/wa/pageR?tn=ArticleWrapper&bdc=12&mn=3400)  ; les circonstances de la publication sont données par Boehringer, à paraître. Sur la question controversée de la fin de ce poème, cf. West, 2005  : 3-4, et Yatromanolakis, 2007  : 360 n. 141, ainsi que Lardinois, 2009  : 43-51, avec de bons arguments pour un retour conclusif, sur le monde énonciatif, au hic et nunc (cf. fr. 16 et fr. 31 Voigt)  ; pour la structure métrique, cf. Steinrück, 2007, ainsi que Lidov, 2009a  : 89-92 et 2009b : 103-106. Retour au texte

14 Anacréon fr. 395, 1-4 Page  ; autre parallèles pour ces différents indices de la vieillesse chez Gentili & Catenacci, 2007a  : 165-168. Retour au texte

15 Hymne homérique à Aphrodite 191-238, à lire avec le commentaire de Faulkner, 2008  : 270-277  ; voir aussi Mimnerme fr. 1 Gentili-Prato. Retour au texte

16 Cf. Faulkner, 2008  : 46, et 270-271, sur les différentes versions du récit. Pour le sens spécifique d’ἀκοιτίς dans le poème de Sappho, voir Boehringer, à paraître. Retour au texte

17 Pour le texte de cette strophe, cf. Gronewald & Daniel, 2004a  : 3-4 et 2004b  : 3 (par référence à Stésichore, fr. S 17, 1-2 Page-Davies) ainsi que Hammerstaedt, 2009  : 22-24  ; voir aussi le texte proposé par West, 2005  : 4-5, qui a imposé le terme du poème sur Tithônos au vers 12 et qui est malheureusement suivi par Obbink, 2009  : 11-15. Sur le «  tetrastico  », voir Aloni (ed.), 2008  : 38-42 et 120-126. Les nouvelles lectures du vers 10 semblent exclure la mentione du δέπας du soleil  : voir les nombreuses références bibliographiques données par Aloni (ed.), 2008  : 12-13 et 34-37, et par Hammerstaedt, 2009  : 26  ; voir aussi Di Benedetto, 2005  : 18-20. Retour au texte

18 Sur ce nouveau fragment de Sappho voir le texte donné par Aloni (ed.), 2008  : 14-21 (42-58 pour le commentaire) et par Obbink, 2009  : 10-11  ; on se référera aussi au commentaire de Bierl, 2009  : 2-3, et à celui de Boehringer, 2010  : 54-63. Retour au texte

19 On se réfèrera aux différentes versions de la légende réunies sous Sappho fr. 211 (a) Voigt ainsi que les test. 3 et 23 Campbell  ; on lira à ce propos l’étude de Nagy, 1990  : 223-262  ; voir aussi Winkler 1990a  : 202-204  = 2005  : 379-383, qui pense que, dans les vers qu’il lisait alors, Sappho s’assimile à Tithônos par référence à l’éternité de la voix du héros au-delà de la vieillesse  ; voir aussi Mc Instosh Snyder, 1997  : 90-91, ainsi que, désormais, Lardinois, 2008  : 91-93, et Stehle, 2009  : 127-128. Retour au texte

20 Quant à la beauté et à l’éclat du soleil, voir le commentaire de West, 2005  : 8, qui estime que ces vers conclusifs appartiennent en fait au poème suivant (traduction proposée pour le vers 16  : «  For me, it is Love who presides over the sunlit beauty that I see in the world  »)  ; pour le sens de la ἁβροσύνη placée sous le signe d’Aphrodite, voir le commentaire de Ferrari, 2007  : 73-76 (traduction proposée  : «  a me l’amore del sole ha dato in sorte [questo] splendore e [questa] bellezza  » (cf. encore Aloni (ed.), 2008  : 40-42). Bierl, 2009  : 5-7, a bien relevé le rôle (immortalisant) assumé par la musique dans l’ensemble du poème. Retour au texte

21 Voir par exemple le scyphos Paris, Cab. Méd. 846 (LIMC Eos 182  = Tithonos 1  = ARV1050, 1). Dans l’une des versions de la légende de Tithônos est finalement métamorphosé en cigale  : référence chez Faulkner, 2008  : 270 et 275-276 à propos du flux vocal auquel est réduit le héros dans l’Hymne homérique à Aphrodite 237 (même qualification pour la voix des Muses chez Hésiode, Théogonie 39). Retour au texte

22 Trad. Jackie Pigeaud (légèrement modifiée)  ; voir également le témoignage d’Aelius Aristide, Discours 28, 51 ( = Sappho fr. 193 Voigt) sur Sappho se vantant de ne pas être victime de l’oubli, même après la mort, grâce à la faveur des Muses, ainsi que le fr. 65 Voigt  ; commentaire pertinent chez Lardinois, 2008  : 80-82. Sur le problème de la reconstitution textuelle tel qu’il est posée par l’adjonction éventuelle de ces vers au fragment qui raconte l’épisode du rapt de Phaon, voir la proposition assez spéculative de Yatromanolakis, 2008  : 241-242. Retour au texte

23 Pour une comparaison avec le fr. 16, voir aussi Bierl, 2009  : 6, et Lardinois, 2009  : 49-51  ; quant à la structure du fr. 16, cf. Calame, 1987/2005  : 109-119. Sur le rôle de la mémoire musicale dans la poésie de Sappho, voir encore Gentili, 1995  : 130-133. Retour au texte

24 Winkler, 1990a  : 187 = 2005  : 352, et Nagy, 1990  : 260-262  ; cf. supra § 2. Retour au texte

25 Cf. Alcman, frr. 38 et 1, 99 Page-Davies, mais également le fr. lesb. inc. 18 Voigt  ; pour la comparaison avec l’alcyon, cf. fr. 26 Pages-Davies  = 90 Calame, selon la suggestion fort pertinente de l’un des lecteurs de la présente étude, rappelant mon commentaire passé de cette célèbre strophe d’Alcman. Retour au texte

26 Sur le profil et les fonctions du groupe de Sappho, voir Williamson, 1995  : 60-89, et Calame, 1996  ; pour la performance publique ou semi-publique du nouveau poème de Sappho, voir Lardinois, 2009  : 51-53. Sur le statut des παῖδες dans les poèmes de Sappho, voir Caciagli, 2011  : 98-103. Retour au texte

27 Pour le texte et le commentaire de ce nouveau fragment, cf. supra note 17. La possibilité que le fr. 58 a constitue en fait le prélude du fr. 58 (b) est écartée par Gronewald & Daniel, 2004a  : 3, en raison des répétitions offertes par ces vers contigus  ; voir aussi Yatromanolakis, 2007  : 360 n. 141. Retour au texte

28 Voir le commentaire de Gronewald & Daniel, 2004a  : 6, qui songent à la survie que la gloire accorde au poète dans l’Hadès  : cf. Sappho frr. 55 et 65, 9-10 Voigt ainsi que Bacchylide 19, 13-14 (par référence à la Muse)  ; cette fin de poème est reconstruite dans le même sens par West, 2005  : 1-3 (qui restitue θαλάμοισ᾽ἀείδω au vers 6). Retour au texte

29 Quant à la complexité des identifications possibles de la persona loquens avec les protagonistes explicites et implicites du poème 16, voir mon étude non moins complexe de 2005  : 119-125. Retour au texte

30 Yatromanolakis, 2007  : 259-286 et 338-353 (278 pour la citation). Boehringer, à paraître, s’attache à montrer les différentes identifications de sexe offertes par le fr. 58 b. Retour au texte

31 On se souviendra que Lardinois, 1996  : 160-172, a donné une description très soignée des procédures énonciatives qui confèrent à maint fragment de Sappho une dimension chorale. Retour au texte

32 Pour d’autres associations, mais sur la base d’un texte incomplet, voir Winkler, 1990b, ainsi que les heureuses propositions de Boehringer, 2010  : 59-62, et à paraître. Retour au texte

33 Voir la communication présentée sous le titre «  Sappho and Alcman : the choruses of young women and erotic ritual poetry  », au colloque «  Sappho in the Twenty-First Century  » à l’Ohio State University, les 15 et 16 avril 2011. Retour au texte

34 Pour Ferrari, 2007  : 136-139, ces vers représenteraient la fin d’un chant funèbre de thrène auquel il conviendrait de donner désormais une conclusion ; quant au rôle joué par la figure Mnémosyné, pour la mémoire poétique, cf. Bouvier, 1997. Retour au texte

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Référence électronique

Claude Calame, « La poésie de Sappho aux prises avec le genre : polyphonie, pragmatique et rituel (à propos du fr. 58 b) », Eugesta [En ligne], 2 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/eugesta/1039

Auteur

Claude Calame

EHESS (Centre AnHiMA), Paris
claude.calame@unil.ch

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