Mollis – ἁπαλός : La démarche féminine des vers poétiques dans l’élégie romaine et ses modèles hellénistiques

DOI : 10.54563/eugesta.1008

Résumé

Cet article se propose de voir dans l’elegidarion capillorum d’Eumolpe, qui fait l’éloge de la chevelure perdue d’Encolpe et de Giton, une attaque contre les afféteries stylistiques des poètes néo-callimachéens dont Ovide était, à l’époque impériale, considéré comme le modèle. Pour cela, le texte du Satiricon s’appuie sur une métaphore genrée de la critique littéraire qui caractérise comme efféminé un style inutilement alambiqué, avec l’image de la coiffure, des bouclettes et des frisottis d’une écriture trop précieuse. Dans cette « petite élégie capillaire » qui vise conjointement ses deux modèles « génériques », l’élégie d’Amours I, 14 et la Coma Berenices, nous observerons le jeu intertextuel complexe qui se noue par rapport à la poésie ovidienne, à laquelle Eumolpe emprunte non seulement l’utilisation métapoétique du thème de la coiffure en Am. I, 14, mais aussi la distinction genrée entre coiffure virile et coiffure féminine (ou efféminée) prônée par le magister amoris dans l’Art d’Aimer : en superposant ces deux hypotextes, l’elegidarion capillorum retourne le modèle ovidien contre lui-même, en faisant de la chevelure, qui figurait chez Ovide une poétique callimachéenne érudite et raffinée, la métaphore de l’écriture artificielle et creuse des compositions néo-alexandrines.

Plan

Texte

À l’instar de leurs contemporains comme eux affiliés à l’esthétique alexandrine, les poètes élégiaques romains, et Properce en particulier, emploient volontiers l’adjectif mollis pour désigner l’obédience callimachéenne qu’ils revendiquent. Dans l’élégie III, 3, par exemple, le poète se représente en rêve « allongé sous l’ombre tendre de l’Hélicon » (molli recumbans Heliconis in umbra)1, en référence au « Songe » callimaco-hésiodique qui ouvre les Aitia, avant qu’une intervention d’Apollon – nettement calquée quant à elle sur le prologue de l’œuvre – l’engage à ne fouler que « de tendres prairies » poétiques (mollia prata)2. La mollitia figure indéniablement au cœur d’un réseau d’allusions au modèle alexandrin, dans cette élégie comme ailleurs chez Properce3. On pourrait également citer, parmi d’autres, l’élégie IV, 6, où l’imitation de Callimaque (et de Philétas) ouvre au poète un « nouveau chemin » qu’« attendrit » le pur laurier d’Apollon (pura nouum uati laurea mollit iter)4 – référence aux « chemins non foulés » du prologue des Aitia 5, qui ont peut-être aussi inspiré à Ovide l’évocation de la voie élégiaque choisie par Proculus comme « le tendre chemin de Callimaque » (Callimachi Proculus molle teneret iter)6.

Que l’adjectif mollis vaille chez les poètes romains comme marqueur de l’obédience callimachéenne, nous pouvons en trouver l’indice, également, dans deux textes pseudo-virgiliens de l’Appendix, dont le zèle imitatif nous offre un miroir révélateur de la terminologie programmatique de leurs modèles d’époque augustéenne. La Ciris et le Culex associent tous deux, dans leurs proèmes respectifs, la revendication de la mollitia comme qualité poétique (molli ... pede ; mollia ... carmina) aux traductions romaines de la λεπτότης, gracilitas et tenuitas, qui signalent de manière canonique la reprise d’une recusatio dite callimachéenne chez les poètes augustéens7.

Cette mollitia poétique, revendiquée par les divers « Callimaques romains » et leurs épigones, se retrouve – évoquée de manière critique cette fois – dans la satire I de Perse, qui fait dire à son interlocuteur fictif, adepte des mignardises hellénisantes à la mode, qu’« aujourd’hui seulement les poèmes coulent d’un rythme moelleux, de sorte que les joints laissent courir sur une surface lisse des ongles exigeants » (carmina molli / nunc demum numero fluere, ut per leue seueros / effundat iunctura unguis)8. Dans ce contexte de polémique contre la poésie des néo-alexandrins d’époque néronienne, que le satiriste fustige comme efféminée et décadente, l’adjectif mollis, qui désigne les vers souples et délicats des poètes modernes par opposition à la rudesse rugueuse des poèmes anciens, est indéniablement chargé d’une dimension genrée9.

De fait, il est bien connu que dans le système de pensée romain la mollitia est une qualité essentiellement féminine, au point qu’appliquée à un homme elle vise ce qui fait de lui un male uir 10. Cette connotation genrée est souvent convoquée dans la critique littéraire (comme en témoigne par excellence le carmen 16 de Catulle qui retourne contre les détracteurs de ses mollicula carmina, ses « poèmes délicats », le grief d’efféminement dont ceux-ci l’accusent), et à l’époque impériale en particulier, les métaphores genrées abondent pour distinguer le style « viril », naturel et puissant, des vaines afféteries d’un style « efféminé ». Si l’exploitation polémique des potentielles connotations genrées de l’adjectif mollis appliqué à une poétique néo-callimachéenne n’a rien de surprenant, la première question que je poserai ici est celle du rôle qu’ont pu jouer les poètes élégiaques dans ce réinvestissement des connotations genrées du terme, lorsqu’il désigne une poétique placée sous le signe du callimachisme ; dans un deuxième temps, nous verrons comment cette valorisation de la qualité stylistique de la mollitia chez les héritiers de Callimaque peut contribuer à éclairer, rétrospectivement, un passage crucial du prologue des Aitia (fr. 1, 11-12).

Avant tout, il me faut préciser que les enjeux de cette connotation genrée associée à la mollitia ont déjà été pleinement explorés pour ce qui est de la définition générique de l’élégie. Plusieurs études ont montré que lorsque l’adjectif mollis est appliqué à l’élégie dans le cadre d’un positionnement générique (la mollitia caractérisant alors l’univers érotique et les valeurs contre-culturelles élégiaques)11, cette dimension générique (élégie vs épopée) est étroitement articulée à une dimension genrée (féminin vs masculin)12, dans des textes qui se posent (et nous posent) en permanence le problème de leur « genre », dans les deux sens du terme français13. Pour ma part, ce n’est pas ce sens strictement générique de la mollitia élégiaque que je veux ici considérer : je m’intéresserai au sens stylistique avec lequel le terme peut désigner, chez les poètes héritiers de l’alexandrinisme en général (et non chez les seuls élégiaques !) des vers délicatements écrits, qu’un patient travail de composition a rendus fluides et doux à l’oreille, par opposition aux duri uersus, âpres et raboteux, d’un auteur au style négligé14.

Pour traiter cet enjeu esthétique de l’opposition entre la mollitia et la duritia en le distinguant bien des enjeux génériques qui sous-tendent par ailleurs la définition de l’élégie, je prendrai pour point de départ un texte parfaitement étranger au genre élégiaque et qui pose nettement les bases d’une opposition stylistique entre la mollitia des vers néo-callimachéens et la duritia des vers mal composés. Il s’agit du premier livre des Satires d’Horace, dans lequel celui-ci condamne, à grand renfort d’images métapoétiques dites callimachéennes15, le style bâclé de Lucilius, ses vers écrits trop vite par opposition au patient travail de la lime qui modèle et assouplit les vers des poètes plus modernes. Tandis que dans la satire I, 4, l’auteur archaïque est qualifié de durus componere uersus, de « raboteux dans la structure de ses vers »16, la satire I, 10 explicite ce qui lui est reproché en évoquant la course de ses pieds mal arrangés17, avant de concéder que ce défaut s’explique en partie par l’ancienneté de ce poète : s’il avait vécu à la même époque qu’Horace, il aurait peut-être limé ses poèmes avec plus de soin, ses vers auraient alors été plus achevés et « d’une plus souple démarche » (uersiculos... euntis mollius) que ceux du mauvais poète qui bricole à la hâte deux cents vers avant le dîner et autant après le dîner18.

Cette opposition entre la duritia des vers archaïques de Lucilius et la mollitia qui aurait pu être la leur s’ils avaient été écrits deux siècles plus tard s’apparente à celle qui structure les évocations du progrès dans les arts, dont la sculpture offre un paradigme privilégié (comme on le voit dans des textes de Cicéron et de Quintilien qui recourent aux comparatifs durior et mollior pour décrire les progrès de la statuaire)19 ; le même schéma est ici appliqué à l’écriture poétique par Horace, lorsqu’il oppose l’archaïsme rigide d’une époque moins raffinée, celle de Lucilius, et la souplesse de ses propres vers qu’a patiemment polis le travail de la lime, assimilé aux valeurs poétiques callimachéennes. Mais la satire I, 10 laisse également paraître que la revendication de la mollitia stylistique est sous-tendue par une métaphore : celle de la démarche du vers. L’opposition entre la course incontrôlée du vers de Lucilius, son « pas mal réglé »20, d’une part, et, d’autre part, la plus souple fluidité des petits vers travaillés selon les critères esthétiques modernes (uersiculos... euntis mollius) montre que l’idéal esthétique de la mollitia repose sur l’image d’une tendre démarche poétique, la vision de poèmes délicats déroulant avec souplesse leurs pas fluides. C’est d’ailleurs cette métaphore que l’on retrouve également, plus ou moins explicitement, dans telle évocation du « tendre pied » (molli... pede) qui rythme un poème raffiné ou dans les variations sur le « tendre chemin de Callimaque » (molle iter Callimachi) que nous avons évoquées plus haut ; à ces dernières, on pourrait ajouter leur reprise dans une épigramme de Martial qui, ranimant le débat entre les styles archaïsant et moderne, oppose les poèmes contemporains, dont les vers courent avec aisance sur un tendre chemin (molli limite) et les escarpements rocailleux sur lesquels trébuchent les vers des Anciens21.

C’est en se fondant sur cette métaphore sous-jacente de la démarche poétique du vers que les poètes élégiaques ont investi de connotations fortement genrées le sens stylistique du terme mollis par lequel ils désignent (tout comme leurs contemporains, et notamment – nous venons de le voir – Horace) leur obédience au modèle stylistique de Callimaque.

De fait, cette métaphore de la « tendre démarche » est assurément dotée d’un potentiel de connotation genrée. Qu’une démarche caractérisée par sa mollitia puisse être associée au féminin n’a rien d’étonnant, si l’on se rappelle les diatribes contre les manières efféminées de se mouvoir : on pourrait par exemple citer telle caricature du jeune débauché qui, pour séduire les femmes, marche plus langoureusement encore qu’une femme (incedentem... femina mollius)22, rappeler la manière dont Cicéron, au nom de la dignité virile, condamne la démarche à la lenteur pleine d’excessive mollesse (tarditatibus... in ingressu mollioribus)23, ou encore lire avec intérêt la définition de la démarche efféminée que Sénèque estime représentative de la perte de virilité de son époque :

Leuitate et politura corporum muliebres munditias antecessimus, colores meretricios matronis quidem non induendos uiri sumimus, tenero et molli ingressu suspendimus gradum (non ambulamus sed incedimus)...

nous avons dépassé les recherches féminines par le soin que nous prenons d’épiler et de poncer nos personnes. Les couleurs qui sont réservées aux courtisanes et que les dames honnêtes ne doivent pas porter, c’est nous les hommes qui les adoptons. Nous allons sans poser le pied, d’un pas affecté et efféminé ; nous ne marchons pas, nous planons24.

Partant de cette connotation potentiellement genrée que peut avoir la métaphore stylistique de la démarche, nous verrons qu’avant même les polémiques d’époque impériale contre des vers néo-alexandrins jugés efféminés par les tenants d’un style plus âpre, les poètes élégiaques ont pleinement investi de cette dimension genrée la mollitia définie comme qualité esthétique du vers. En effet, incarnant leur poétique dans la tendre démarche de leur séduisante maîtresse, ils ont consciemment actualisé le caractère supposé féminin que l’on peut attribuer à la souplesse des vers composés selon les valeurs esthétiques associées au callimachisme.

La tendre démarche des scriptae puellae élégiaques, incarnation féminine de la mollitia stylistique

La métaphore de la tendre démarche du vers callimachéen semble avoir trouvé tout naturellement à s’incarner dans celle des puellae élégiaques, et avant elles peut-être, celle de Lesbie, dont Catulle avait évoqué le pied délicat foulant le seuil de la demeure destinée à abriter leurs amours (quo mea se molli candida diua pede intulit)25. De fait, la poésie élégiaque fait une grande part à la métaphore de la démarche, et des « pieds » doucement déroulés du poème. On peut noter chez Tibulle, comme l’a fait Alison Keith, les correspondances entre la démarche fluide et silencieuse des amants et la douceur des vers tibulléens26. Pour Ovide, cette souple démarche a été enseignée à la belle par la muse Élégie elle-même : en effet, celle-ci explique à Tragédie – dont la démarche précipitée27 fait songer à celle des vers de Lucilius28 –, que c’est grâce à elle que Corinne a appris à dérouler ses pas sans heurt (per me... didicit... Corinna / [...] impercussos... mouere pedes)29. Mais si Ovide explicite ainsi le caractère métapoétique qu’a la tendre démarche de la maîtresse élégiaque, nul doute qu’il imite en cela Properce : c’est avec le rôle métaphorique que ce dernier a conféré aux séductions de Cynthie, sa scripta puella (pour reprendre la formule, comme l’analyse, de Maria Wyke), que la mollitia comme qualité poétique d’un vers travaillé selon l’idéal stylistique callimachéen, par opposition aux duri uersus archaïques et/ou imparfaitement travaillés, s’incarne pleinement dans la démarche tendre ou sensuelle de la femme aimée.

Tout se passe en effet comme si Properce avait voulu doter Cynthie – ou plutôt son œuvre, Cynthie – de la mollitia dont manquait, précisément, la poésie de Lucilius (telle qu’elle est, du moins, dénoncée dans la satire I, 10). Dans l’élégie II, 12, la belle est caractérisée par la douceur de ses pas, lorsque Properce demande qui d’autre que lui pourrait chanter sa maîtresse, et sa tendre démarche, [cantare] ut soleant molliter ire pedes 30. L’expression molliter ire, ici appliquée aux ‘pieds’ de Cynthie (/Cynthie) est celle qu’avait utilisée Horace à propos des vers que Lucilius aurait pu écrire s’il leur avait consacré plus de soin : uersiculos ... euntis mollius (ac si...)31. Grâce à l’image d’une scripta puella qui se meut avec sensualité et douceur, Properce peut incarner la poétique d’une œuvre écrite à la manière de Callimaque dans la souple démarche d’une séduisante jeune femme. La mollitia comme qualité stylistique callimachéenne est ainsi placée du côté du féminin.

Cette incarnation de la délicate poétique alexandrine dans la démarche de la (scripta) puella peut également se lire de manière programmatique dans l’élégie II, 1. La question qui ouvre le poème, Quaeritis [...] unde meus ueniat mollis in ore liber ? 32, est suivie d’un portrait sensuel de Cynthie, source d’inspiration, mais aussi métaphore, de la poésie de Properce. Le poète y évoque avant tout la manière dont Cynthie s’avance dans l’éclat que lui confèrent les tissus de Cos, autrement dit le tissu délicat d’une écriture fine comme celle de Philétas (« le poète de Cos » que Properce associe à plusieurs reprises à la figure de Callimaque comme modèle de la λεπτότης alexandrine)33 :

siue illam Cois fulgentem incedere cogis
   hoc totum e Coa ueste uolumen erit.

ou si tu la fais s’avancer, brillante dans des étoffes de Cos,
   Tout ce volume sera fait de la soie de Cos34.

Le pentamètre achève de faire coïncider l’image des étoffes transparentes dont se pare la belle et la délicatesse poétique d’un texte finement tissé, et par là d’associer Cynthie (/Cynthie) à ce uolumen qui déroule délicatement ses « pieds » poétiques. On peut alors relever ici le choix du verbe incedere, ailleurs également associé à la démarche majestueuse de Cynthie35 : a-t-il déjà l’acception que lui donnera précisément, par exemple, Sénèque qui le définira par la démarche, jugée par lui trop sensuelle et efféminée, d’un pas souple et tendre, tenero et molli ingressu suspendimus gradum (non ambulamus sed incedimus) 36 ? Si telle est la vision que suggère le verbe lorsque, chez Properce, il désigne la démarche de Cynthie (/Cynthie) drapée dans le délicat tissu de l’écriture de Philétas, alors on voit combien Properce a pu, en incarnant ses valeurs poétiques dans la souple démarche de sa scripta puella, contribuer à conférer à la mollitia d’une tendre démarche poétique toute sa dimension genrée.

Il semble possible d’affirmer que cette dimension potentiellement féminine (ou efféminée) de la mollitia comme catégorie stylistique est liée à la métaphore de la « tendre démarche poétique » des vers soigneusement composés. C’est en tout cas là ce que nous laisse entendre Ovide, dans un passage d’Amours II, 4, dans lequel le successeur élégiaque de Properce me paraît gloser les procédés et les enjeux de cette représentation propertienne de la scripta puella.

Dans ce texte, en effet, Ovide, tout en s’inspirant manifestement de l’élégie II, 22, explicite le caractère métapoétique des qualités féminines évoquées par les amants élégiaques. Il y reprend ainsi la description propertienne des gestes sensuels de la danse (molli diducit candida gestu / bracchia)37 en évoquant les gracieuses ondulations de celle qui sait mouvoir souplement son corps flexible (Illa placet gestu numerosaque bracchia ducit / et tenerum molli torquet ab arte latus)38. Alison Keith a suggéré qu’Ovide avait reconnu la valeur programmatique de la mollitia dans l’élégie propertienne, tout en préférant pour sa part le mot tener 39 : de fait, les deux adjectifs sont associés, tandis que le passage fait écho à l’emploi propertien du verbe diducit (devenu ducit), ainsi qu’à l’image des « bras », désormais qualifiés de numerosa à l’instar du rythme poétique40 ; si le « tendre geste », mollis gestus, est repris (cf. illa placet gestu), la qualité de mollitia est ici appliquée à l’ars elle-même. Bref, Ovide souligne et accentue la lecture métapoétique qu’il a faite du texte de Properce41.

Or une telle interprétation ovidienne du modèle propertien me semble pouvoir être décelée quelques vers plus haut dans la même élégie, à propos de la démarche des belles :

Molliter incedit : motu capit ; altera dura est :
   at poterit tacto mollior esse uiro

L’une avance avec souplesse, sa démarche me séduit ; l’autre est raide,
   Au contact d’un homme, elle s’assouplira42.

Dans la formule molliter incedit, Ovide me paraît convoquer les deux passages dont nous avons vu que Properce y assimile la tendre démarche de Cynthie (/Cynthie) à une qualité poétique. Le premier est l’élégie II, 12, dans laquelle la définition polémique que donnait Horace de la « tendre démarche » des vers soignés (molli <ter> euntes) était appliquée à celle de la scripta puella : ut soleant molliter ire pedes 43. Le second est l’élégie II, 1, qui joue sur l’image du texte-textum, avec une puella que l’on voit s’avancer dans l’éclat des tissus de Cos (Cois fulgentem incedere) : incarnation d’une poésie délicate héritée de Philétas, la démarche sensuelle de Cynthie serait alors bien celle qui caractérise l’œuvre elle-même. Ce distique qui identifie par ailleurs la belle au uolumen qui porte son nom semble alors répondre directement à la question qui ouvre le poème : unde meus <uenit> mollis in ore liber ? ; c’est là en tout cas ce que suggère Ovide lorsqu’il superpose, pour sa part, ces deux vers de l’élégie II, 1 : dans la formule molliter incedere, la démarche de Cynthie, à laquelle ferait référence la reprise ovidienne du verbe incedere, est rétrospectivement assimilée à celle du mollis liber évoqué au seuil de l’élégie propertienne – et ce de manière d’autant plus marquée que l’adjectif est devenu l’adverbe molliter, rappelant en cela l’élégie II, 12, qui a le mieux stylisé cette tendre et délicate démarche de la puella comme métaphore d’une poétique raffinée.

Or si Ovide fait ainsi référence à la souple démarche de Cynthie comme incarnation de la délicate poétique alexandrine revendiquée par Properce, on peut se demander s’il ne souligne pas aussi, en même temps, la dimension genrée de cette représentation propertienne de la création littéraire – la « Womanufacture », analysée par Alison Sharrock44 – comme il le fera au livre X des Métamorphoses avec la figure de Pygmalion, paradigme du poète élégiaque qui modèle sa statue d’ivoire par ses retouches de sculpteur qui sont autant de caresses d’amant. Ici, l’évocation d’une femme encore dura, que le toucher d’un homme (tacto uiro) attendrira pour la rendre mollis – ce qu’on attend d’une maîtresse sensuelle et disponible à l’amour mais aussi d’une œuvre poétique composée selon les critères esthétiques associés à Callimaque – me semble annoncer ce paradigme de l’amant-artiste masculin qui attendrit son œuvre, sa scripta puella, pour lui donner la mollitia qui distingue Cynthie, ou plutôt Cynthie, des œuvres rigides des premiers sculpteurs ou des vers durs et raboteux d’un poète archaïque comme Lucilius45. Ce faisant, Ovide pousse jusqu’au bout et explicite la dimension fortement genrée que l’élégie érotique a conférée à la métaphore de la mollitia comme qualité poétique callimachéenne, dès lors que celle-ci est incarnée par la démarche de la scripta puella.

Si, donc, cette dimension genrée traditionnellement accolée à la mollitia est de fait actualisée dans l’emploi du terme mollis quand celui-ci qualifie non pas seulement l’univers érotique (par opposition aux thématiques et aux valeurs héroïques) de l’élégie et ses valeurs féminines contre-culturelles, mais – sur le plan esthétique et stylistique – la délicatesse de vers travaillés selon des critères poétiques prônés par les auteurs élégiaques (entre autres poètes « modernes »), c’est parce que ces vers bien polis, qui sont la marque du callimachisme romain, ont la souplesse d’une démarche féminine : il était alors tout naturel que les poètes élégiaques confèrent cette même qualité à la sensuelle maîtresse qu’ils ont modelée à l’image de leurs propres valeurs poétiques.

Ce constat peut amener à se poser une seconde question : peut-on repérer ce lien entre la mollitia comme qualité poétique et la tendre démarche féminine dans l’œuvre de Callimaque lui-même ? Pour le formuler autrement, peut-on penser que la souple démarche des scriptae puellae élégiaques est une image de la poétique néo-callimachéenne à Rome, non pas seulement parce que les vers délicatement écrits ont les mêmes qualités de souplesse et de douceur à l’oreille que les pas des puellae élégiaques, mais aussi parce que ce motif même de la scripta puella, dont la mollitia est métaphorique de la poétique qu’elle incarne, était déjà présent, d’une certaine manière, dans l’œuvre du modèle alexandrin ? C’est ce que je vais désormais tenter de suggérer.

Des ἁπαλοὶ πόδες des Muses hésiodiques à la tendre démarche de la scripta puella : hypothèse sur l’adjectif callimachéen ἁπαλός (Aetia I, fr. 1, 11)

Rappelons tout d’abord qu’on trouve un modèle général des scriptae puellae chez Callimaque, dans la mesure où les femmes (ou les déesses) évoquées dans les poèmes élégiaques hellénistiques servent de métaphores pour désigner ces poèmes et leurs caractéristiques esthétiques, louées ou condamnées46. L’exemple le plus clair en est la Lydé d’Antimaque, une œuvre élégiaque portant le nom de la femme aimée par le poète, qui a été au centre de la polémique littéraire que l’on a appelée la « Querelle des Telchines », entre les partisans du style « à l’ancienne » de ce poème, comme Asclépiade de Samos par exemple, et, au contraire, ses détracteurs, parmi lesquels figurait Callimaque. L’épigramme d’Asclépiade qui louait l’œuvre d’Antimaque jouait sur l’homonymie entre la femme chantée dans le poème et le poème lui-même47 (le vers 3 en particulier, qui dit la gloire de Lydé (/Lydé) – τίς οὐκ ἀνελέξατο Λύδην [ ;], « Qui n’a pas lu Lydé (/Lydé) ? » – n’est pas sans évoquer, pour nous, Cynthie (/Cynthie) « lue dans tout le forum »)48. A cet éloge de Lydé, Callimaque avait répondu, par des jeux d’échos, en critiquant pour sa part l’épaisseur, la lourdeur emphatique du style d’Antimaque49. Cette même corpulence de Lydé paraît visée dans un passage fort problématique du prologue des Aitia, les vers 9 à 12, dont chaque distique semble opposer deux poèmes entre eux, pour en préférer l’un à l’autre :

......].. ρ.ε ην. [ὀλ]ι γόστιχος· ἀλλὰ καθέλ[κει
   .... πο]λὺ τὴν μακρὴν ὄμπνια Θεσμοφόρο[ς·
τοῖν δὲ] δ.υ.οῖν Μίμνερμος ὅτι γλυκύς, αἵ γἁπαλαὶ [
   ….] ἡ μεγάλη δ’ οὐκ ἐδίδαξε γυνή.

[...] de peu de vers. Mais la nourricière Législatrice l’emporte de beaucoup sur l’imposante [...]. Des deux, ce sont les tendres [...] qui nous ont appris que Mimnerme est doux, et non la grande femme50.

Sans entrer dans le détail de toutes les interprétations qui ont été proposées de ces vers, on résumera celle qui est désormais la plus communément admise. Dans le premier distique, le poème qui est déconsidéré est qualifié comme τὴν μακρήν, « l’imposante ( ?) », tandis que celui qui l’emporte semble être la Déméter de Philétas ; dans le second – qui nous intéressera ici – il apparaît que, de deux poèmes, celui que Callimaque désigne comme ἡ μεγάλη γυνή, « la grande femme », « ne nous a pas appris la douceur de Mimnerme », alors que l’autre nous l’a apprise. Ce qui nous intéressera ici est la reconstitution qui a été proposée pour compléter le vers 11, dès lors que la leçon qui a longtemps prévalu (α[ἱ κατὰ λεπτόν) a été définitivement abandonnée51 ; celle qui a la faveur des spécialistes est l’hypothèse proposée par W. Luppe, qui permettrait de reconstituer, comme périphrase pour désigner le poème qui a montré la douceur de Mimnerme, αἵ ἁπαλαὶ (νήνιες), les tendres, les délicates (jeunes filles)52. Dans quelle mesure la mollitia qui caractérise la souple démarche des belles qui incarnent l’esthétique callimachéenne revendiquée dans l’élégie, et notamment associée par Properce au poète de Cos, peut-elle avoir trouvé un de ses modèles dans ces ἁπαλαὶ (νήνιες) associées par Callimaque à la poésie de Philétas lui-même53 ? En particulier – et, tout en gardant à l’esprit que nous dépendons beaucoup ici de conjectures et de textes perdus –, je suggérerai que le choix par Callimaque de l’adjectif ἁπαλός pour qualifier (si tel est bien le cas) le style de Philétas et indirectement le sien propre peut être rattaché à la métaphore de la souple démarche des poèmes délicatement composés.

Pour cela, il nous faut d’abord rappeler qui sont ces ἁπαλαὶ (νήνιες), ces tendres jeunes filles supposées incarner l’œuvre élégiaque du poète de Cos. K. Spanoudakis54 a proposé de les identifier avec les nymphes que Philétas auraient chantées dans sa Déméter et que l’on retrouve évoquées dans deux textes qui contiennent certainement de nombreux échos à ce poème : l’Hymne à Déméter de Callimaque évoque les nymphes qui folâtrent au grand jour55, et l’idylle VII de Théocrite mentionne à plusieurs reprises les nymphes qui accompagnent Déméter56. En particulier, les vers 91-92 évoquent des nymphes-muses qui « ont enseigné beaucoup d’autres chants » au poète Simichidas (πολλὰ μὲν ἄλλα 
/ νύμφαι κἠμὲ δίδαξαν)57 : le verbe δίδαξαν a été notamment rapproché par Spanoudakis de celui qu’emploie Callimaque (ἐδίδαξε) pour évoquer les élégies (de Philétas, donc, selon toute vraisemblance) qui, comme les « tendres jeunes filles » auxquelles elles sont assimilées, auraient enseigné à leur lecteur la douceur poétique du genre fondé par Mimnerme. A ces échos contemporains, on peut ajouter le témoignage d’un texte plus tardif et sur lequel plane assurément le souvenir du poète de Cos, en partie médié par l’idylle théocritéenne58 : le roman de Longus fait une place belle aux Nymphes, auxquelles le vieillard nommé (précisément) Philétas dit « avoir chanté de nombreuses chansons »59. Cet ensemble de liens laisse penser que les ἁπαλαὶ (νήνιες) qui représentent la poésie de Philétas dans le prologue des Aitia sont, comme le suggère Spanoudakis, les nymphes de sa Déméter.

Or à cela on peut ajouter que ces Nymphes-Muses, qui sont étroitement associées à la poésie, et qui dans l’idylle VII ont « enseigné » des chants à Simichidas pendant que, comme Hésiode, il faisait paître ses troupeaux dans la montagne, font aussi fortement songer aux Muses invoquées au seuil de la Théogonie 60, et ce, au sein d’une pièce qui multiplie les effets d’échos, par ailleurs, au modèle hésiodique61. Il est alors notable que la première vision que nous ayons des Muses hésiodiques est celle de leurs « tendres pieds », ἁπαλοὶ πόδες, quand elles dansent sur l’Hélicon :

καί τε περὶ κρήνην ἰοειδέα πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν
ὀρχεῦνται καὶ βωμὸν ἐρισθενέος Κρονίωνος,
καί τε λοεσσάμεναι τέρενα χρόα Περμησσοῖο

ἢ Ἵππου κρήνης ἢ Ὀλμειοῦ ζαθέοιο
ἀκροτάτῳ Ἑλικῶνι χοροὺς ἐνεποιήσαντο
καλούς, ἱμερόεντας : ἐπερρώσαντο δὲ ποσσίν.

souvent autour de la source aux eaux sombres et de l’autel du très puissant Chronos, elles dansent de leurs pieds délicats. Souvent aussi, après avoir lavé leur tendre corps à l’eau du Permesse ou de l’Hippocrène, ou de l’Olmée divin, elles ont, au sommet de l’Hélicon, formé des chœurs, beaux et charmants, où ont voltigé leurs pas62.

Si les tendres, délicates jeunes filles du prologue des Aitia désignent bien, comme le suggère Spanoudakis, les Nymphes chantées dans la Déméter de Philétas et associées dans l’idylle VII aux Muses d’Hésiode, ne peut-on pas faire aussi l’hypothèse d’un lien entre les pieds délicats, ἁπαλοὶ πόδες, de ces dernières et le choix par Callimaque de l’adjectif ἁπαλαί63 pour qualifier ces figures féminines qui incarnent la poésie de Philétas (et ce, que cette reprise verbale ait, ou non, son modèle dans la Déméter elle-même…) ? Puisque le début des Aitia multiplie les références au modèle de la Théogonie 64et qu’Hésiode était volontiers considéré comme un modèle stylistique pour les poètes alexandrins65, ne peut-on aller jusqu’à lire dans les ἁπαλαὶ (νήνιες) du prologue des Aitia un souvenir, fût-il indirect, des souples pas des Muses hésiodiques qui se meuvent avec grâce « de leurs tendres pieds » (πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν – ce que l’on traduirait assurément en latin par molli pede) ? Il est difficile de le savoir, naturellement, mais l’importance de la métaphore métapoétique de la tendre démarche chez les poètes romains qui se réclament du modèle de Callimaque, et en particulier de celle de leurs scriptae puellae chez les poètes élégiaques, pourrait constituer un indice en ce sens.

Appendice : une réponse d’Ovide (Am. III, 1) à Hermésianax (fr. 7, 35-36 Powell) ?

En ce cas, on pourrait ajouter que le souvenir d’un poète que la tradition associera à la tendre douceur de ses hexamètres (mollissima dulcedo – pour reprendre, par exemple, l’expression latine de Velleius Paterculus)66 n’est pas sans intérêt, dans la mesure où le passage de Callimaque affirmant que seules les oeuvres qualifiées par leur tendresse poétique témoignent de la douceur du genre fondé par Mimnerme doit certainement être mis en regard, par ailleurs, avec le fragment d’Hermésianax qui célèbre chez le même Mimnerme la douce musique du tendre pentamètre élégiaque qu’il a inventé (ἡδύς – μαλακός) :

Μίμνερμος δὲ, τὸν ἡδὺν ὃς εὓρετο πολλὸν ἀνατλὰς
    ἦχον καὶ μαλακοῦ πνεῦμ᾽ ἀπὸ πενταμέτρου

Mimnerme, qui, ayant enduré de grandes peines, inventa la douce musique et le souffle du tendre pentamètre67...

En effet, si les « tendres » (ἁπαλαί) demoiselles (/poèmes dans lesquels Philétas se révèle, contrairement à l’auteur de la « grande dame », le véritable héritier du « doux » (γλυκύς) Mimnerme) ont les mêmes qualités stylistiques que les Muses d’Hésiode « aux tendres pas » (πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν), un tel rapprochement concorde avec l’interprétation désormais établie du prologue des Aitia – en termes de querelle d’ordre esthétique, et non de recusatio générique68 – et de ces vers en particulier, qui, contrairement au passage d’Hermésianax, récusent l’idée d’une association systématique du mètre élégiaque et des qualités stylistiques du poème. Comme en témoigne à ses dépens la Lydé d’Antimaque (ainsi que « la grande dame », s’il ne s’agit pas du même poème), l’emploi du distique ne suffit pas pour reproduire la douceur imputée à Mimnerme.

L’hypothèse que je voudrais formuler, pour finir, est alors la suivante : si l’on revient au texte d’Am. III, 1, et à l’évocation des démarches – souple et délicate ou, au contraire, brutale et précipitée – des jeunes femmes qu’Ovide y met en scène, ne peut-on pas y déceler le signal d’une reconnaissance de cette dimension stylistique de la polémique callimachéenne ? D’un côté, la scripta puella ovidienne qui a appris d’Élégie à mouvoir ses pieds doucement, sans heurts (per me... didicit... Corinna / [...] impercussos... mouere pedes)69 rappellerait les tendres jeunes filles qui enseignent la douceur du genre poétique fondé par Mimnerme, qu’un autre poème, pourtant écrit en vers élégiaque, échoue à montrer (Μίμνερμος ὅτι γλυκύς, αἵ γἁπαλαὶ ... / [νήνιες], ἡ μεγάλη δ’ οὐκ ἐδίδαξε γυνή) : le verbe didicit employé au parfait pourrait être lu comme un écho du verbe callimachéen ἐδίδαξε, avec un léger effet d’inversion, puisque ce n’est plus la « tendre jeune fille » qui a enseigné la douceur de la poésie élégiaque, c’est à elle qu’Élégie a enseigné une démarche souple et fluide. D’un autre côté, par opposition à la scripta puella ovidienne ainsi formée par la muse élégiaque, Tragédie fait résonner son dur cothurne en s’avançant à pas précipités : sa course brusque peut être, comme nous l’avons vu, comparée à celle qu’Horace reproche aux vers de Lucilius, mais aussi à la démarche rustique (rusticus... motus)70 condamnée dans l’Art d’Aimer quand il s’agit pour les jeunes filles d’apprendre à marcher de manière féminine (v. 298, discite femineo corpora ferre gradu) pour séduire les hommes par leur allure gracieuse. Les « pas énormes » qui caractérisent la démarche de la brutale Tragédie en Am. III, 1 (uenit et ingenti uiolenta Tragoedia passu) sont ceux de la paysanne rubiconde ainsi moquée par le magister amoris :

Illa uelut coniunx Vmbri rubicunda mariti
   ambulat ingentis uarica fertque gradus.

Cette autre, semblable à la femme rougeaude d’un Ombrien, marche en écartant les jambes et en faisant des pas énormes71.

Tout aussi rude et grossière, la démarche de Tragédie rappelle le manque de grâce repoché à « l’épaisse Lydé » ou à « la grande dame » incapable de témoigner de la douceur poétique de Mimnerme bien qu’elle soit écrite en vers élégiaques. Or, comme elle(s) également, Tragédie s’exprime en distiques élégiaques, et Élégie ne se prive pas de le faire remarquer avec malice :

Inparibus tamen es numeris dignata moueri
   In me pugnasti uersibus usa mei.

Pourtant, tu as bien voulu régler l’allure de tes paroles sur un rythme inégal. Pour me combattre, tu as employé mes vers72.

Si elle a daigné se mouvoir en vers élégiaques, Tragédie n’en a pas pour autant – loin de là – la douce démarche de la scripta puella ovidienne, qui sait mouvoir doucement ses pas souples (impercussos ... mouere pedes) sur le sol qu’elle effleure à peine. La reprise du vers mouere/i nous invite, semble-t-il, à rapprocher ces deux démarches métalittéraires, et à convoquer, peut-être, le souvenir des « tendres jeunes filles » du prologue des Aitia qui – de même que Corinne a appris d’Élégie une douce démarche – nous apprennent à nous, lecteurs, la douceur d’un genre poétique que « la grande dame », tout aussi élégiaque, échoue pourtant à montrer – tout comme Tragédie qui a beau se mouvoir (moueri) en distiques mais ne sait pas pour autant le faire (mouere) avec délicatesse. Autrement dit, tout se passe comme si avec cette distinction entre la brusque démarche de Tragédie et l’emploi exceptionnel du distique élégiaque avec lequel elle s’exprime nécessairement dans la pièce d’Am. III, 1, Ovide répondait à Hermésianax qu’il ne suffit pas de recourir au « tendre pentamètre » de Mimnerme pour que cette tendresse et cette douceur transparaisse dans la démarche, c’est-à-dire le style, du poème.

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Notes

1 Prop., Él. III, 3, 1. Retour au texte

2 Ibid., v. 18. Retour au texte

3 Cf. Prop., Él. II, 1, 2 (mollis ... liber) ; 42 (duro ... uerso) ; II, 34, 41-44 ; III, 1, 19-20 (mollia serta vs dura corona). Retour au texte

4 Prop., Él. IV, 6, 9. Retour au texte

5 Cf. nouum iter / κελεύθους ἀτρίπτους (Call., Aitia I, fr. 1, 27-28). Retour au texte

6 Ov., Pont. IV, 16, 32. Retour au texte

7 Ps-Virg., Ciris, 20 (et gracilem molli liceat pede claudere uersum) ; Culex, 35 (mollia sed tenui decurrens carmina uersu). Retour au texte

8 Pers., Sat. I, 63-65. Retour au texte

9 Sur le grief d’efféminement poétique dans cette satire, voir J. C. Bramble, Persius and the programmatic Satire, Cambridge, 1974. Retour au texte

10 C. Edwards 1993, chap. mollitia ; sur le lien étymologique établi par les Anciens entre mollis et mulier, voir R. Maltby 1991, p. 389 s.v. mollis (Isid. Orig. 10,179 : mollis, quod uigorem sexus eneruiati corpore dedecoret, et quasi mulier emolliatur) ; p. 395 s.v. mulier (Varro ap. Lact. Opif. 12.17 : mulier, ut Varro interpretatur, a mollitie est dicta, inmutata et detracta littera velut mollier). Voir aussi la contribution de Craig William dans ce numéro (pp. 240-263). Retour au texte

11 J’emprunte le terme à J. Hallett 1973. Retour au texte

12 Sur les enjeux génériques de l’opposition durus / mollis : D. Kennedy 1993, p. 31. Voir aussi, dans une perspective nouvelle, la contribution de Jacqueline Fabre-Serris dans ce numéro (pp. 209-239). Retour au texte

13 Pour différents points de vue sur l’identité genrée de l’élégie et sa reconduction / déstabilisation des catégories du genre, voir, entre autres, B. Gold 1993, A. Sharrock 1991a, M. Wyke 1994. Retour au texte

14 Pour ce sens des duri uersus figurant parmi les imperfections stylistiques qu’une bonne relecture doit corriger, voir Hor., AP, 445-446 : uersus ... / culpabit duros. Retour au texte

15 Voir, par ex., la métaphore du fleuve boueux associée à l’écriture de Lucilius (Hor., S. I, 4, 11 ; I, 10, 50). Retour au texte

16 Hor., S. I, 4, 8. Retour au texte

17 Id., S. I, 10, 1-2. Retour au texte

18 Ibid., v. 57-61 (<uersiculos> ... magis factos et euntis / mollius ac siquis pedibus qui claudere senis, / hoc tantum contentus, amet scripsisse ducentos / ante cibum uersus, totidem cenatus). Retour au texte

19 Cic., Brut., 70 ; Quint., IO XII, 10, 7. Voir F. Klein, « Les catégories stylistiques des poètes augustéens, entre théorie esthétique et caractérisation générique ? », à paraître dans les Actes du Colloque L’Héroïque et le Champêtre. La théorie rhétorique des styles appliqués aux arts (C. Pouzadoux, E. Prioux et M. Cojannot-Leblanc (dirs.)), aux Presses Universitaires de Paris Ouest. Retour au texte

20 Hor., S. I, 10, 1-2 (incomposito dixi pede currere uersus / Lucili). Retour au texte

21 Mart., Ép. XI, 90 : Carmina nulla probas molli quae limite currunt, / sed quae per salebras altaque saxa cadunt, / et tibi Maeonio quoque carmine maius habetur, / « Lucili columella hic situ’ Metrophanes » ; / Attonitusque legis « terrai frugiferai », / Accius et quidquid Pacuuiusque uomunt. / Vis imiter ueteres, Chrestille, tuosque poetas ? / Dispeream ni scis mentula quid sapiat. « Tu ne donnes jamais ton approbation aux vers qui glissent sur un sentier moelleux, mais seulement à ceux qui roulent à travers les escarpements et les grands rochers ; et, à tes yeux, ce vers surpasse en grandeur les chants d’Homère : ‘Pilier de la maison de Lucilius, ici repose Metrophanes’. C’est en extase que tu lis : ‘de la terre porteuse de moissons’, ainsi que tout ce qu’expectorent Accius et Pacuvius. Veux-tu que j’imite, Chrestillus, ces vieux poètes qui te sont chers ? Je veux être perdu si tu ne connais la saveur de la virilité » (trad. CUF). La pointe de l’épigramme témoigne, par ailleurs, de l’exploitation polémique des connotations genrées de la mollitia des poèmes bien polis, par opposition à la rudesse et aux sonorités heurtées des poèmes archaïsants (la souple démarche des vers modernes étant condamnée comme efféminée par les adeptes des ueteres poetae) puisque, à la fin du poème, le partisan d’une plus grande virilité poétique est lui-même placé en position de fellateur, en un retournement de l’accusation d’efféminement qui rappelle le carmen 16 de Catulle. Retour au texte

22 Sén. Rh, Contr. II, 1, 6 : madentem unguentis externis, conuulneratum libidinibus, incedentem, ut feminis placeat, femina mollius, (on le décrit) « ruissellant de parfums, corrompu jusqu’aux moelles par les passions, s’avançant, pour plaire aux femmes, plus langoureusement encore qu’une femme ». Retour au texte

23 Cic., De Off. I, 131. Plus haut, Cicéron a ainsi qualifié les deux défauts opposés à éviter dans son allure : effeminatum aut molle, et, à l’inverse, durum aut rusticum (Ibid., 128-129). Retour au texte

24 Sén., QN VII, 31, 2 (trad. CUF). Retour au texte

25 Cat., C. 68 B, 30. Retour au texte

26 A. M. Keith 1999, p. 48. Retour au texte

27 Ov., Am., III, 1, 12 : uenit et ingenti uiolenta Tragoedia passu, « l’impétueuse Tragédie vint aussi, marchant à pas énormes ». On notera ici que par opposition à cette course brusque et rapide, le « pas inégal » et la démarche chaloupée d’Élégie sont présentés comme une source de charme supplémentaire (v. 10, et pedibus uitium causa decoris erat). Mais cette pièce des Amours présente aussi une réflexion sur le lien plus complexe que l’on peut établir, ou non, entre le mètre élégiaque et la sensualité de la démarche poétique : voir infra. Retour au texte

28 Outre la vitesse qui caractérise les deux démarches, cf. e.g., la duritia de la démarche de Tragédie (Ov., Am. III, 1, 45, duro... cothurno) et celle des vers de Lucilius (Hor., Sat. I, 4, 8, durus componere uersus ; I, 10, 1-2, incomposito dixi pede currere uersus / Lucili). Retour au texte

29 Ov., Am. III, 1, 49-52. Retour au texte

30 Prop., ÉlII, 12, 21. Retour au texte

31 M. Wyke 1987, p. 56. Notons que, de la même manière, à un Lucilius qualifié dans la satire I, 4 de durus componere uersus, on pourrait opposer la vision de Cynthie que le poète imagine à Baïes molliter compositam – vision que l’ensemble du passage, en multipliant les signaux métapoétiques, nous invite à lire de manière métaphorique : voir Prop., Él. I, 9-14. Retour au texte

32 Prop., Él. II, 1, 1-2. Retour au texte

33 Cf. par ex. Prop., Él. III, 1, 1-5 (Callimachi Manes et Coi sacra Philitae, / [...] dicite, quo pariter carmen tenuastis in antro...). Pour l’hypothèse selon laquelle la comparaison entre la λεπτότης des poèmes de Philétas (en particulier la Déméter) et la finesse proverbiale des tissus de Cos serait empruntée à Callimaque lui-même (cf. Ép. 532 Pf., τῶι ἴκελον τὸ γράμμα τὸ Κώϊον), voir K. Spanoudakis 2002, pp. 48-49 et 266 sq. Retour au texte

34 Prop., Él. II. 1, 5-6. Retour au texte

35 Ibid., II, 2, 6. Retour au texte

36 Sén., QN VII, 31. Cf. aussi Sén. Rh, Contr. II, 1, 6, incedentem ... femina mollius (voir supra). Le verbe incedere qui dit l’avancée suggestive de Cynthie dans la transparence de ses tissus de Cos se retrouvera dans la description de la sensuelle démarche de la mime jouant Vénus dans le « Jugement de Pâris » évoqué par Apulée, (Met. X, 32) longe suauior Venus placide commoueri cunctantique lente uestigio et leniter fluctuante spinula et sensim adnutante capite coepit incedere mollique tibiarum sono delicatis respondere gestibus, « plus douce encore fut la démarche tranquille de Vénus, qui commença à s’avancer d’un pas lent et retenu, en faisant légèrement onduler sa taille flexible et en penchant insensiblement le cou, accordant ses gestes sensuels sur la tendre musique des flûtes ». Retour au texte

37 Prop., Él. II, 22, 5-6. Retour au texte

38 Ov., Am. II, 4, 29-30. Retour au texte

39 A. M. Keith 1999, p. 61. Retour au texte

40 Ead. (1994), p. 35. Retour au texte

41 Ibid. Retour au texte

42 Ov., Am. II, 4, 23-24. Retour au texte

43 A. M. Keith 1994, p. 33. Retour au texte

44 A. Sharrock 1991a ; 1991b. Retour au texte

45 Cf. Ov., MétX, 283-286 (Temptatum mollescit ebur positoque rigore / subsidit digitis ceditque, ut Hymettia sole / cera remollescit tractataque pollice multas / flectitur in facies ipsoque fit utilis usu). Retour au texte

46 Voir la conclusion de A. Keith 1994, p. 40. Retour au texte

47 Asclépiade, Ép. 32 Sens = AP IX, 63. Retour au texte

48 Prop., Él. II, 24, 1-2, Tu loqueris, cum sis iam noto fabula libro / et tua sit toto Cynthia lecta foro ?, « C’est toi qui parles, alors que la renommée de ton livre a fait de toi la fable de Rome et que ta Cynthie est lue dans tout le forum ? ». Retour au texte

49 Call., Ép. fr. 398 Pf. Retour au texte

50 Call., Aitia I, fr. 1= 1 Pf, 9-12. Voir A. Harder 2012. Retour au texte

51 G. Bastianini, « ΚΑΤΑ ΛΕΠΤΟΝ in Callimaco (fr. 1.11 Pfeiffer) », dans Ὁδοὶ διζήσιος, le vie della ricerca. Studi in onore di Fr. Adorno, M. S. Funghi (dir.), Firenze, 1996, pp. 69-80. Retour au texte

52 W. Luppe 1997. Comme le note A. Harder, pour le début du vers 12, le terme Κώϊαι proposé par M. Puelma (« Kallimachos-Interpretationen », Phil. 101, 1957, pp. 90-100 (p. 96)) offrant également un sens satisfaisant si les tendres jeunes filles renvoient aux nymphes chantées par Philétas, il est difficile de trancher complètement entre νήνιες et Κώϊαι. Retour au texte

53 Mentionnant l’hypothèse de Luppe, R. Hunter 2006 (p. 524) a notamment suggéré que l’on pourrait entendre le souvenir de ces ἁπαλαὶ νήνιες dans les tenerae puellae qui chantent les poèmes qu’Élégie s’est amusée à inspirer à Ovide (Ov., Am. III, 1, 27, quod tenerae cantent lusit tua Musa puellae – et l’on retrouverait bien ici, le choix personnel de l’adjectif tener à côté du plus traditionnel mollis dont Ovide avait reconnu, voire explicité, la valeur programmatique chez Properce (voir A. M. Keith, supra)). Retour au texte

54 K. Spanoudakis 1998 ; 2001. Retour au texte

55 Call. Hymne à Demeter 38 (τῷ δ᾽ ἔπι ταὶ νύμφαι ποτὶ τὤνδιον ἑψιόωντο). Retour au texte

56 Thcrt. Id. VII, 90-91 ; 136-167 ; 154-155. Retour au texte

57 Ibid., 90-92, ­Λυκίδα ­φίλε, ­πολλὰ ­μὲν ­ἄλλα ­/ ­Νύμφαι ­κἠμὲ ­δίδαξαν ἀν’ ­ὤρεα ­βουκολέοντα ­/ ­ἐσθλά, ­τά ­που ­καὶ ­Ζηνὸς ­ἐπὶ θρόνον ­ἄγαγε ­φάμα, « Cher Lykidas, à moi aussi, pendant que je gardais les bœufs dans la montagne, les Nymphes ont enseigné beaucoup de chants excellents, que la renommée a pu porter jusqu’au trône de Zeus » (trad. CUF). Retour au texte

58 Voir surtout E. L. Bowie 1985. Retour au texte

59 Longus II, 3, 2. Φιλητᾶς, ­ὦ ­παῖδες, ­ὁ ­πρεσβύτης ­ἐγώ, ­ὃς ­πολλὰ ­μὲν ­ταῖσδε ­ταῖς ­Νύμφαις ­ᾖσα, « Le vieux Philétas, mes enfants, c’est moi; j’ai chanté maintes chansons à ces Nymphes » (trad. CUF). Retour au texte

60 Cf. Thcrt, Id. VII, 90-92 et Hés., Th. 22-23. Retour au texte

61 Le plus frappant est la reprise de la scène d’initiation poétique, avec – entre autres – la remise à Simichidas d’un baton (IdVII, 43 ; 128-129 ; cf. Hés., Th. 30). Retour au texte

62 Hés., Th. 3-8 (trad. (trad. CUF)CUF). Retour au texte

63 Un précédent remarquable de définition d’ἁπαλός par la tendre démarche de pieds délicats, ἁπαλοὶ πόδες, se trouve explicité dans le portrait d’Éros dépeint par Agathon dans le Banquet : le poète tragique y évoque avec insistance le caractère tendre et délicat du dieu, semblable en cela à Até qu’Homère avait qualifiée d’ἁπαλή en raison de la délicatesse de ses pieds : Plat.Symp., 195c‑196a : νέος μὲν οὖν ἐστι, πρὸς δὲ τῷ νέῳ ἁπαλός : ποιητοῦ δ᾽ ἔστιν ἐνδεὴς οἷος ἦν Ὅμηρος πρὸς τὸ ἐπιδεῖξαι θεοῦ ἁπαλότητα. Ὅμηρος γὰρ Ἄτην θεόν τέ φησιν εἶναι καὶ ἁπαλήν – τοὺς γοῦν πόδας αὐτῆς ἁπαλοὺς εἶναι – λέγων : ... τῆς μέν θ᾽ ἁπαλοὶ πόδες : οὐ γὰρ ἐπ᾽ οὔδει / πίλναται, ἀλλ᾽ ἄρα ἥ γε κατ᾽ ἀνδρῶν κράατα βαίνει. καλῷ οὖν δοκεῖ μοι τεκμηρίῳ τὴν ἁπαλότητα ἀποφαίνειν, ὅτι οὐκ ἐπὶ σκληροῦ βαίνει, ἀλλ᾽ ἐπὶ μαλθακοῦ. τῷ αὐτῷ δὴ καὶ ἡμεῖς χρησόμεθα τεκμηρίῳ περὶ ἔρωτα ὅτι ἁπαλός. οὐ γὰρ ἐπὶ γῆς βαίνει οὐδ᾽ ἐπὶ κρανίων, ἅ ἐστιν οὐ πάνυ μαλακά, ἀλλ᾽ ἐν τοῖς μαλακωτάτοις τῶν ὄντων καὶ βαίνει καὶ οἰκεῖ. [...] ἁπτόμενον οὖν ἀεὶ καὶ ποσὶν καὶ πάντῃ ἐν μαλακωτάτοις τῶν μαλακωτάτων, ἁπαλώτατον ἀνάγκη εἶναι. νεώτατος μὲν δή ἐστι καὶ ἁπαλώτατος... « Éros est donc jeune. Il est aussi délicat ; mais il faudrait un Homère pour peindre la délicatesse de ce dieu. Homère dit d’Atè qu’elle est déesse et délicate, ou du moins que ses pieds sont délicats : ‘Elle a des pieds délicats, dit-il ; car elle ne touche point le sol mais marche sur la tête des hommes’. C’est, ce me semble, donner une belle preuve de sa délicatesse que de dire qu’elle ne marche pas sur ce qui est dur, mais sur ce qui est mou. Nous appliquerons le même argument à Éros pour montrer sa délicatesse ; il ne marche pas sur la terre ni sur les têtes, point d’appui qui n’est pas des plus mous ; mais il marche et habite dans les choses les plus molles qui soient au monde ; [...]. Or, puisqu’il touche toujours de ses pieds et de tout son être les choses les plus molles entre les plus molles, il faut bien qu’il soit doué de la plus exquise délicatesse. Ainsi donc il est le plus jeune et le plus délicat » (trad. E. Chambry). Le dieu est dit ἁπαλός car ses « tendres pieds » ne touchent jamais quoi que ce soit de dur, il ne marche que sur ce qui est tendre et mou : ce sont ses pas, sa démarche qui définissent ici comme tendre et délicat, ἁπαλός, le petit dieu qu’Ovide, par exemple, qualifiera à l’envi de mollis puer. Ajoutons qu’il serait par ailleurs intéressant de considérer cette redéfinition platonicienne de l’adjectif ἁπαλός au regard de son emploi par Aristophane, critiquant le style efféminé du poète tragique : AR., Th. 191-192 : σὺ δ᾽ εὐπρόσωπος λευκὸς ἐξυρημένος 
/ γυναικόφωνος ἁπαλὸς εὐπρεπὴς ἰδεῖν, « toi tu es joli, bien blanc, bien rasé, doté d’une voix de femme, délicat, ravissant ! » (trad. P. Thiercy). Retour au texte

64 La plus nette est le « Songe » (Call., Aitia I, fr. 2) dans lequel Callimaque, transporté sur l’Hélicon, aurait discuté avec les Muses à la manière d’Hésiode. Nous avons souligné, dès le début de cet article, la reprise de ce motif « callimaco-hésiodique » chez Properce et, précisément, son association programmatique avec la mollitia poétique (Prop., Él. III, 3, 1, Visus eram molli recumbans Heliconis in umbra). Retour au texte

65 L’exemple le plus connu est précisément Call., Ép. 27 Pf. = AP IX, 507. Retour au texte

66 Vell., I, 7, 1 (mollissima dulcedine carminum memorabilis) ; sur la douceur du style d’Hésiode, voir DH, Comp. VI, 23. Cette qualité de douceur est évoquée dans le texte d’Hésiode lui-même (dans un passage dont on trouvera par ailleurs un écho chez Callimaque, cf. Aet. fr. 1, 37-38) : ὁ δ’ ὄλβιος, ὅντινα Μοῦσαι / φίλωνται· γλυκερή οἱ ἀπὸ στόματος ῥέει αὐδή, « Et bienheureux celui que chérissent les Muses : de ses lèvres coulent des accents suaves » (Hes., Th. 96-97, trad. CUF) : les mêmes Muses que caractérisent leur tendres pas (πόσσ᾽ ἁπαλοῖσιν) confèrent au poète la douceur de ses vers. Ajoutons que ce lien entre « tendresse » et « douceur » se retrouve, également associé au motif du poète protégé des Muses, dans l’idylle VII (dont nous avons rappelé les liens avec la Théogonie d’Hésiode comme avec, peut-être, la Déméter de Philétas) et plus précisément dans le chant de Lycidas (i.e. Philétas ?) qui conte l’histoire de Comatas et la manière dont « les abeilles camuses, venant de la prairie dans le cèdre odorant, le nourrissaient de tendres fleurs (μαλακοῖς ἄνθεσσι), parce que la Muse lui avait versé sur la bouche un suave nectar (γλυκὺ ... νέκταρ) » (Thcrt, Id. VII, 80-82, trad. CUF). Retour au texte

67 Hermesianax, fr. 7, 35-36 Powell. Retour au texte

68 Si le plaidoyer fameux d’A. Cameron (Callimachus and his Critics, Princeton, 1995) n’a pas été sans précédent et peut lui-même être nuancé (voir par exemple Harder 2012, vol. 2, p. 10 sq, avec bibliographie), il a eu le mérite d’avoir porté un coup décisif à l’assimilation du prologue des Aitia à une simple recusatio du genre épique (telle qu’elle sera pratiquée par les poètes augustéens). Parmi les nombreux travaux qui permettent de mieux comprendre la querelle esthétique qui a opposé Callimaque aux Telchines, voir entre autres N. Krevans, « Fighting against Antimachus : the Lyde and the Aetia reconsidered », dans Callimachus, M. A. Harder, R. F. Regtuit et G. C. Wakker (dirs.), Groningen 1993, pp. 149-160, et E. Prioux, Regards alexandrins. Histoire et théorie des arts dans l’épigramme hellénistique, Leuven-Paris-Dudley, Peeters, 2007, pp. 95-131 en particulier. Retour au texte

69 Ov., Am. III, 1, 49-52. Retour au texte

70 Id., AA III, 305-306. Retour au texte

71 Ibid., 303-304 (trad. CUF). Retour au texte

72 Ov., Am. III, 1, 37-38 (trad. CUF). Retour au texte

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Référence électronique

Florence Klein, « Mollis – ἁπαλός : La démarche féminine des vers poétiques dans l’élégie romaine et ses modèles hellénistiques », Eugesta [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/eugesta/1008

Auteur

Florence Klein

Université de Lille 3
florence.klein@univ-lille3.fr

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